Chroniques

par hervé könig

Бори́с Годуно́в | Boris Godounov
opéra de Modeste Moussorgski

Teatro alla Scala, Milan
- 16 décembre 2022
à La Scala (Milan), Kasper Holten met en scène "Boris Godounov" (Moussorgski)...
© marco brescia & rudy amisano

Depuis le mois de février, il n’est guère bien vu de jouer la musique russe dans les salles européennes. Glinka, Tchaïkovski, Rubinstein, Rachmaninov ou Prokofiev seraient-ils responsables de l’invasion de l’Ukraine ? Cela semble ne faire aucun doute pour certains spectateurs, voire directeurs de sociétés de concert et de maisons d’opéra, quand ce ne sont pas quelques commentateurs patentés qui, de leur lorgnette omnisciente et brumeuse, n’ont jamais aperçu le quart du tiers de ce que pourrait être la culture russe, ces derniers étant les plus virulents à pousser des cris d’orfraie. Après avoir ouvert sa saison 2021/22 par Macbet de Verdi, la Scala inaugure la 2022/23 avec Boris Godounov de Moussorgski – criminel de guerre du deuxième cinquième du XXIe siècle, c’est bien connu… –, dans la version originale de 1869, donc heureusement dépourvue de l’acte polonais.

À la tête de l’Orchestra del Teatro alla Scala, Riccardo Chailly sert cet opéra avec un lyrisme épique. Il s’ingénie à soigner chaque ligne dans un dessin d’une belle clarté. Il suffit d’ouvrir ses oreilles pour apprécier la tendresse mystérieuse de la mélopée préludant à l’action, la noblesse inouïe du son de cette fosse s’installant dès lors et œuvrant jusqu’aux derniers moments. Au second tableau du quatrième acte, le chef italien étire admirablement le postlude à la mort, prolongeant l’investissement du public dans une intrigue complexe où le tsar est délivré de toute culpabilité par la mort, une mort que sans doute il souhaite lui-même. La première italienne de Boris Godounov avait eu lieu le 7 décembre 1978 (soirée traditionnelle de l’ouverture de saison). Le grand acteur soviétique et pédagogue Youri Lioubimov signait une mise en scène qui fut controversée, tandis que Claudio Abbado révélait toute la beauté et la modernité de la partition, comme il le ferait vingt ans plus tard pour la production d’Herbert Wernicke au Salzburger Festspiele (les deux fois dans la version de 1872, avec l’acte polonais). Cette année, c’est Kasper Holten, le patron de Convent Garden, qui est chargé de la mise en scène [lire nos chroniques de Goya, Die tote Stadt, Eugène Onéguine, Don Giovanni, Le Grand Macabre, Le roi Roger et Das Liebesverbot].

Le dispositif qui abrite la représentation prouve d’une ingéniosité remarquable. Le scénographe Es Devlin [lire notre chronique d’Otello] organise l’espace de jeu de part et d’autre d’une immense bande de parchemin qui figure la chronique quotidiennement enrichie du moine Pimène. Les vidéos de Luke Halls y font défiler, de bas en haut, du texte manuscrit russe, mais aussi de nombreux croquis qui viennent illustrer les faits. De chaque côté de ce podium central, une forêt stylisée, graphique, impose la proximité de la Lituanie et, surtout, de la Pologne catholique, menaçante. Durant le Prologue, les boyards falsifient l’Histoire en arrachant quelques pages à de grands livres d’images. Ida Marie Ellekilde a imaginé des costumes difficiles à dater : ils peuvent aussi bien être ceux de la fin du XIXe siècle, du temps du compositeur, que ceux d’aujourd’hui, souvent recouverts par des ornements anciens, ceux de la cérémonie. Des contrastes viennent s’imprimer sur la rétines, comme le peuple en rouge, la police en noir, qui manie facilement la matraque, ou encore les aubes blanches des jeunes voix de la maîtrise, pour les prières (Coro di Voci Bianche dell’Accademia Teatro alla Scala), sous la bénédiction de trois popes.

Dans ce contexte, Holten insiste sur l’importance de l’écrit (texte et dessin), qui défile lentement. L’injustice faite au pauvre Mitioukh prend tout son poids émotionnel. Dès la première cloche du couronnement, tout s’éteint pour illuminer le centre du manuscrit où apparaît une porte du Ciel, comme dans le rite de l’Église orthodoxe. Un tapis doré est déroulé selon un cérémonial rigoureusement réglé, mise en scène du monde politique dans celui du théâtre lyrique. Comme dans une byline, les enfants du nouveau tsar arborent des tenues traditionnelles, mais le plateau est soudain traversé par une enfant ensanglanté, le spectre du tsarévitch Dimitri. Pimène arrive avec pinceau et encre et semble partager avec le fantôme une complicité muette. Son manuscrit s’effondre dans le dernier flottement de cloche.

On retrouve le scribe au tableau suivant, ainsi que son travail, le visage d’Ivan le Terrible siégeant sur la page géante, envahie de fumée et de sang. Plusieurs pages se soulèvent, en révélant d’autres, le manuscrit occupant aussi le sol. Le novice Grigori subtilise la chronique et en arrache la séquence concernant le meurtre du tsarévitch : dès lors, l’usurpateur n’est pas un illuminé qui se prendrait vraiment pour Dimitri mais un ambitieux opportuniste qui entend prendre sa part d’un règne commencé sans foi ni loi. Le chapitre de l’auberge a cours sans auberge : nous sommes devant la longue grille du poste-frontière. Les soldats glissent un billet à Varlaam afin qu’il chante le Dit de la prise de Kazan, et l’Aubergiste réclame elle-aussi de l’argent pour indiquer sa route au fuyard. Durant que le frère vagabond tente de lire le décret, Otrépiev chipe le pistolet du Garde et le lui plaque sur la tempe pour l’obliger à ouvrir la grille qui donne accès à la Lituanie. C’est ainsi qu’il passe de l’autre côté !

Une carte géante occupe tout l’arrière-scène pour l’épisode suivant, dans les appartements du Kremlin où la jeune Xenia pleure son fiancé mort tandis que son frère manipule de main experte une mappemonde lumineuse en énumérant les possessions de l’empire. Désabusée, la Nourrice s’alcoolise nonchalamment, sans se cacher. Le spectre de Dimitri vient s’asseoir non loin du lit, selon une vision shakespearienne du drame. Durant le monologue de Boris, les blocs nationaux du planisphère s’écartent, révélant alors le manuscrit de Pimène à la page du meurtre. Le tsar le déchire, mais derrière le papier l’enfant couvert de sang le regarde. Jusque-là, la production, subtilement éclairée par Jonas Bøgh, fonctionne plutôt bien, mais elle ne tient plus la route dans les deux derniers tableaux.

L’appartement est envahi par le chœur et les arbres. On porte des cadavres d’enfants vêtus de papier écrit. Un fatras d’événements et d’informations se bousculent sur scène qui tentent de raccrocher la pièce de Pouchkine à l’histoire de la Russie, ce qui est peine perdue, car si l’avenir immédiat du pays après la disparition de Godounov est montré, on impose également la preuve de sa culpabilité, et cette culpabilité n’a jamais été prouvée par aucun historien. Voilà que les cadavres se relèvent pour narguer le Fol en Christ adressant sa lamentation au baigneur ensanglanté qu’il berce contre sa poitrine. Le spectre réapparaît, portant couronne. Les intrigues de Chouïski prennent ensuite trop de place visuelle pour la scène des boyards. On a droit aussi aux enfants de Boris affublés de leur double littéralement saignés ; il deviennent quasiment les personnages principaux de la scène finale, volant la vedette à Godounov, pourtant le rôle-titre de l’œuvre. Au sommet du manuscrit déchiré survient Otrépiev, triomphant, tandis que trois sbires poignarde Boris : l’assassinat nie toute une dimension de la pièce, c’est dommage.

L’équipe vocale réunie à Milan fait bel effet. On apprécie le timbre moelleux et la présence d’Agnieszka Rehlis en Nourrice [lire nos chroniques de La passagère et des Troyens] et l’on découvre la voix riche et l’inflexion directement émouvante d’Anna Denisova en Xenia. Le legato généreux et le mezzo très impacté de Lilly Jørstad sont marquants en Fiodor [lire notre chronique de Macbeth Underworld]. Le jeune Vassily Solodkyy dote le Boyard d’une ferme puissance [lire notre chronique d’Arianna a Nasso], quand le baryton Alexeï Markov prête au secrétaire de la Douma, Chtchelkalov, un chant infiniment souple et très posé qui rend le personnage attachant [lire nos chroniques d’Il trovatore, La dame de pique à Lyon et à Zurich, La légende de la ville invisible de Kitège et de la demoiselle Févronie, Iolanta, Tosca et Aida]. On retrouve le piquant Alexander Kravets, toujours aussi drôle et incroyablement perché vocalement, dans le rôle de Missaïl [lire nos chroniques de Lady Macbeth de Mzensk à Amsterdam puis à Genève, Le nez, Re Orso, La dame de pique, Le coq d’or et Le conte du tsar Saltan]. Ample, la basse Stanislav Trofimov, qui chantait Pimène à Vladivostok au début de l’automne et Boris il y a trois ans au Bolchoï (Moscou), donne un Varlaam doux, large, presque caressant. D’une couleur ronde et flatteuse et d’un impact sûr, Maria Barakova campe une Aubergiste efficace [lire nos chroniques d’Il viaggio a Reims et Das Rheingold]. Robustement vocal, Roman Astakhov est un Mitioukh formidable, qui déploie toute la dimension de son organe au dernier acte. La basse très riche d’Oleg Budaratskiy élève le rôle d’Officier au delà de son rang, tant le chant est beau [lire nos chroniques de Madama Butterfly et de Boris Godounov] ! Enfin, le jeune ténor Yaroslav Abaïmov honore la partie du Fol en Christ d’une voix plus pure que jamais. L’expressivité n’est jamais larmoyante et l’impact est lumineux.

Le quatuor de tête est très bien servi, avec une distribution de haute tenue. Au ténor Norbert Ernst est confié Chouïski, rôle dans lequel il use d’une voix facile et claire, dépourvue de nasalisation appuyée. Si le format paraît un peu confidentiel, la souplesse est un atout de taille dans le récit de la cathédrale d’Ouglitch [lire nos chroniques de Tristan und Isolde, Die Meistersinger von Nürnberg, Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna, Die Liebe der Danae et Fidelio]. Jeune homme un peu étrange, voire cruellement dérangé, l’Otrépiev de Dmitri Golovnin claironne à souhait. Comme la composition du personnage – il l’a chanté à Paris [lire notre chronique du 13 juin 2018] –, la santé de cette voix est une réjouissance à elle seule [lire nos chroniques de L’idiot et du Joueur]. Tour à tour Boris et Pimène, l’excellentissime Ain Anger incarne ce soir l’ancien guerrier fait moine. Il est aujourd’hui en pleine possession de ses moyens vocaux et expressifs – quelle chance de le voir et de l’entendre [lire nos chroniques de Der fliegende Holländer, Die Walküre, Der Ring des Nibelungen, Don Giovanni à Munich et à Paris, Boris Godounov à Londres et à Berlin, Eugène Onéguine et de la Messa da requiem à Strasbourg]. Grande basse internationale et immense comédien, le Bachkire Ildar Abdrazakov signe un Godounov d’anthologie où toutes les nuances imaginables sont de la partie, en plus d’un phrasé luxueux [lire nos chroniques de Norma, Moïse et Pharaon, Ivan le Terrible par Valery Gergiev et par Tugan Sokhiev, Faust, Don Carlo, Le prince Igor, Don Carlos et de la Messa da requiem à Salzbourg].

Malgré un dernier acte décevant quant à la mise en scène, ce Boris Godounov enchante en son début et tout du long quant à la teneur musicale, également grâce à la prestation impeccable des artiste du Coro del Teatro alla Scala.

HK