Chroniques

par hervé könig

Война и мир | Guerre et paix
opéra de Sergueï Prokofiev

Staatstheater, Nuremberg
- 14 juin 2019
Jens-Daniel Herzog signe "Guerre et paix" de Prokofiev à Nuremberg
© ludwig olah

Juin 1812. L’armée de Napoléon avance sur Moscou. Le Corse belliqueux croit sa victoire assurée. Après les prises faciles de Vilnius et de Vitebsk, puis les terribles batailles de Smolensk et de Borodino, à la fin de l’été, les Français gagnent Moscou et leur empereur prend ses appartements au Kremlin. C’est sans compter sur une longue tradition russe de résistance par le sabotage : la ville est incendiée et l’armée napoléonienne bientôt contrainte de fuir. Là commence le lamentable épisode de la retraite de Russie, dirigée dans l’ombre par le général Koutouzov et sa géniale politique de la terre brûlée. Il précipite bientôt l’ennemi dans l’hiver auquel il n’est pas préparé, qui survient dès le 7 novembre. Au 14 décembre, après plusieurs batailles, ce qu’il reste de la grande armée, qui a subi des pertes innombrables, sort définitivement du territoire russe. Entre 1865 et 1869, Русскій Вѣстникъ (Le messager russe) publie en feuilleton Война и миръ (Guerre et paix) de Tolstoï qui révolutionne l’art du roman. La première version française parait en 1879, dans une traduction d’Irène Paskévitch.

À l’automne 1880, Tchaïkovski compose sa solennelle Увертюра 1812 года (Ouverture 1812) pour la consécration de la Cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou, érigée afin de commémorer la victoire de l’armée tsariste. Le 5 décembre 1931, l’édifice religieux est rasé sur ordre de Staline qui veut construire à sa place le monumental Palais des Soviets dessiné pour lui par Iofane. En juin 1941, les travaux sont suspendus, car le terrain ne peut finalement pas accueillir ce pachyderme urbain et que la guerre réclame les ressources en hommes et en acier qu’il commençait d’utiliser : Hitler vient de déclencher l’opération Barbarossa.

Cet été-là, Prokofiev s’attelle à la composition d’un grand opéra tiré de la célèbre épopée tolstoïenne, créé partiellement en juin 1946, à Saint-Pétersbourg. La doctrine jdanoviste impose au musicien de concevoir une nouvelle version, mais le 5 mars 1953, il meurt – le même jour que Staline. Après des exécutions tronquées (1953, 1955 et 1957), l’œuvre au grand complet connaît au Théâtre Bolchoï (Moscou) sa vraie première, le 15 décembre 1959. Depuis, Guerre et paix n’a guère occupé les scènes d’opéra – quelques productions en Russie et dans les pays de l’Est, une tournée du Théâtre Mariinski en Europe occidentale, la mise en scène de Francesca Zambello à l’Opéra national de Paris, toutes les deux disponibles en DVD [lire nos chroniques de la version Gergiev et de la version Bertini]. L’automne dernier, il entrait au répertoire de l’Opéra de Nuremberg, dans une mise en scène de Jens-Daniel Herzog, duquel nous applaudissions récemment le travail à Salzbourg [lire notre chronique des Meistersinger von Nürnberg], nouveau directeur de l’institution. La reprise de ce soir est bondée !

D’abord, il faut préciser qu’avec le consentement de la cheffe Joana Mallwitz, qui elle-aussi prit ici ses fonctions de directeur musicale au début de cette saison, et la complicité du dramaturge Georg Holzer, Herzog a décidé d’abréger l’ouvrage d’environ cinquante minutes, surtout coupées sur la deuxième partie, donc sur les grandes scènes patriotiques dont le pathos soviétique n’aurait pas manqué d’alourdir le propos général. Le plus intéressant, c’est l’inscription de l’argument amoureux dans l’Histoire : sur ce point, la production semble plus tournée vers le roman de départ. Mathis Neidhardt a réalisé un décor simple et suggestif avec des cloisons mobiles (dont la manipulation facile génère un rythme séquentiel très cinématographique) où se côtoient les signes de la haute culture russe, qui seront littéralement violés par la soldatesque. Les costumes de Sibylle Gädeke ne sacrifiant pas à la reconstitution, le spectacle évolue dans une intemporalité avantageuse. La projection de textes additionnels éclairant sur les situations et sur les personnages tient d’une distanciation alla Brecht, ce qui rend d’autant plus frappants la brutalité des soldats des deux camps, à l’aune d’une aristocratie russe montrée comme décadente. Pour résumer les trois heures et demie de la soirée, disons que Jens-Daniel Herzog, avec l’intelligence sensible qu’on lui connaît [lire nos chroniques de Tannhäuser, Orlando, Königskinder et Die Zauberflöte], concentre son travail sur l’Humain, loin du miroir aux alouettes que sont les concepts politiques.

Si l’immense travail effectué par les voix du Chor des Staatstheaters Nürnberg, sous la direction positivement exigeante de Tarmo Vaask, est très impressionnant et frappe beaucoup à chaque intervention, les nombreux rôles déployés dans la partition étourdissent le public, tous parfaitement chantés. Sur une trentaine de chanteurs dont aucun ne démérite, citons-en neuf sur lesquels repose les moments-clés. Il y a la délicate Sonia de Katrin Heles, au chant raffiné, le Napoléon puissant et (volontairement) ridicule de Sangmin Lee, la douceur du timbre d’Irina Maltseva en Elena et le ténor héroïque de Tadeusz Szlenkier pour Anatoli, brillant et vigoureux. Une surprise : le robuste et très musical Nikolaï Karnolsky tient en premier lieu la partie du père Bolkonski et se charge ensuite de celle de Koutouzov auquel il donne un lustre exemplaire. On retrouve Eleonore Marguerre en Natacha généreusement projetée, lumineuse, dramatique [lire nos chroniques de Der Zwerg et Das Rheingold]. Alexeï du Joueur de Prokofiev il y a quelques années [lire notre chronique du 27 février 2016], le ténor géorgien Zurab Zurabishvili livre un Pierre flamboyant, au fil d’une interprétation somptueusement nuancée et puissante. Pour couronner le tout, le rôle d’Andreï est confié à l’excellent Jochen Kupfer : la voix est vaillante, le timbre est riche et le chant aussi ardent que maîtrisé. Cet artiste, régulièrement salué dans nos colonnes, signe une incarnation bouleversante [lire nos chroniques de Szenen aus Goethes Faust, Les Troyens, Die Soldaten et Tristan und Isolde].

À la tête de la Staatsphilharmonie Nürnberg, Joana Mallwitz réussit le cocktail difficile entre le ton héroïque de la grande fresque et le lyrisme, par moments chorégraphique, des scènes plus intimes. Une grande intensité caractérise sa lecture qu’elle parsème de couleurs délicates ou aveuglantes, au gré de l’action. Une soirée à marquer d’une pierre blanche !

HK