Chroniques

par bertrand bolognesi

Иван Грозный, 1946 – Eisenstein et Prokofiev
Vassili Kalinnikov | Symphonie en sol mineur n°1

Orchestre national de Lille et Capella de Saint-Pétersbourg
Le Nouveau Siècle, Lille
- 11 décembre 2013
Capella de St-Pétersbourg et Orchestre national de Lille dirigés par Vakoulsky
© ugo ponte | onl

Afficher un programme russe n’est certes pas original en soi, sauf lorsqu’il s’agit de l’oratorio conçu par Prokofiev entre 1942 et 1946, Иван Грозный, pour le film éponyme d’Eisenstien (Ivan le Terrible, 1946-48), encore rare au concert, qui plus est par un orchestre français. Sous la battue fort économe et parfaitement efficace d’Alexandre Vakoulsky, l’Orchestre national de Lille se lance dans une exécution expressive et « cordiale » de la vaste épopée largement soviétisée. Pour ce faire, il a invité les voix de la prestigieuse Capella de Saint-Pétersbourg dont deux solistes s’acquittent avec bonheur des soli attendus.

Ainsi l’alto Daria Leibova déploie-t-elle un legato de belle portée. De même apprécie-t-on le timbre robuste et la présence à l’emporte-pièce du baryton-basse Sergueï Kostevitch qui, avec une franchise qui pourrait faire froid dans le dos (pensons à la gueule de chien pour macabre emblème), assume la brutale chanson des opritchniki. La narration par Stuart Seide s’avère nettement moins probante. À l’homme de théâtre il manque l’aura nécessaire, mais encore une diction plus claire. Demeure cependant l’effroyable mot de la fin, « au nom du Seigneur j’accomplirai de grandes choses », qu’il faut comprendre dans le contexte dictatorial de la fin des années quarante – de fait, si Staline s’éteignit en 1953, il faudrait encore trente-huit ans au régime pour en faire de même (sur la relève du pouvoir, on lira avec beaucoup d’intérêt l’ouvrage passionnant de Rudolf Pikhoia).

De cet opus 116, la « tournerie » violonistique initiale est acide à souhait, comme fait florès le bondissement des cordes au fil de l’accentuation ou sa gelure pianissimo dans l’ombre de l’hymne du couronnement, un peu plus loin. Certains aspects sont cependant moins bien traités, comme la sonnerie de cuivres qui annonce le deuxième chœur, une Bataille de Kazan plus chaotique qu’elle-même, un duo de tubas peu fiable et un final assourdissant – mais peut-être faut-il voir là une option critique du chef à l’égard de l’écrasante poigne stalinienne ; souvenons-nous que la seconde partie du film ne fut pas autorisée de projection, tout comme Ivan Vassilievitch, la sarcastique fantaisie théâtrale écrite par Boulgakov dès 1935, ne connaîtrait sa première qu’au printemps 1966. En revanche, l’angoisse de la maladie du tsar bénéficie d’un amble idéalement désolé que magnifie l’a cappella suivant, à couper le souffle.

Encore est-ce la première partie de la soirée qui vaut d’en être. Connaissez-vous Vassili Sergueïevitch Kalinnikov ? Né en 1866, ce compositeur est de la génération de Gretchaninov, d’Arenski, Rachmaninov, Scriabine et Glière, ceux qui furent les jeunes espoirs russes à la fin de la vie de Tchaïkovski. La tuberculose ne lui laissa guère le temps de développer plus profondément son talent ni d’explorer une inspiration plus personnelle, puisqu’elle devait le faucher à l’âge de trente-quatre ans (1900). Dans la continuité de la tendance pétersbourgeoise que les tenants du Groupe des Cinq avaient érigée en tradition nationale, ce romantique tardif commence en 1894 sa Symphonie en sol mineur n°1 qu’il achève en 1895 ; elle serait créée moins de deux ans plus tard à Kiev.

D’emblée la généreuse pâte des cordes surprend dans un thème populaire russe qui, associé à architecture d’accords solides, édifie à lui seul tout l’Allegro moderato. Dans le dessin soigné des flûtes, le développement gagne bientôt une onctuosité qui fera tout le « sucre » de l’œuvre – on s’étonne de trouver là le parfum résolument optimiste et glamour простйте… ») des comédies musicales staliniennes (Outiossov, Pyriev, Aleksandrov, etc.), quatre décennies auparavant. À la saine unité des contrebasses répondent un notable solo de clarinette (Christian Gossart) puis la phrase de hautbois, parfaitement tenue (Cyril Ciabaud), juste avant le final. C’est au début du deuxième mouvement (Andante commodamente) que Kalinnikov surprend le plus par la trouvaille d’une fascinante aube straussienne dans l’emploi d’une tierce obstinée, « cloche » de harpe qu’avec sourdine partage le premier pupitre de violons. Alexandre Vakoulsky maintient savamment l’équilibre délicat de l’élégie qui « patine » sur cette énigme, jusqu’à retour en extinction.

Le faux трепак suivant (Scherzo. Allegro non troppo) est assurément dans le goût tchaïkovskien, encore qu’il mâtine son trio d’un orientalisme alla Borodine. Cette interprétation au grand souffle ouvre sur un Allegro moderato en synthèse qui, à travers une envolée rondement menée par le chef, renoue avec la mélodie russe du I, sa séduisante fraîcheur de ton et l’indéniable maîtrise qu’eut Kalinnikov de l’ambitus orchestral dont peut-être la version de ce soir pourrait rendre mieux compte par une dynamique plus travaillée. L’alternance et le contraste des caractères essoufflent néanmoins la partition quand survient un Finale en carillon – avec de vraies cloches, merci (assez, les tubes) ! – et répons d’accords à toute volée, tocsin formidable. La brochure de salle précise « pour la première fois à l’ONL » ; bien malin qui découvrira d’autres exécutions de cette symphonie en France…

BB