Chroniques

par bertrand bolognesi

Игрок | Le joueur
opéra de Sergueï Prokofiev

Oper, Francfort
- 17 février 2017
Le joueur, opéra de Prokofiev mis en scène par Harry Kupfer à Francfort
© monika ritterhaus

Fedor Dostoïevski a tout récemment inspiré un court opéra au jeune compositeur français Sébastien Gaxie, Je suis un homme ridicule (d’après Сон смешного человека. Фантастический рассказ, nouvelle parue en 1877), dont la création aura lieu à la fin de la semaine prochaine, à Paris. Bien avant notre siècle nouveau, l’univers du Russe fécondait l’imaginaire musical de Mieczysław Weinberg avec L’idiot (1985) [lire notre chronique du 27 juin 2013], celui de Leoš Janáček pour De la maison des morts (1928) [lire notre chronique du 16 juillet 2007] et, plus tôt encore, la verve endiablée de Sergueï Prokofiev qui, âgé d’à peine vingt-cinq ans, écrivit Le joueur entre 1915 et 1917, soit une cinquantaine d’année après la rédaction du célèbre roman. La pièce dut attendre douze ans pour gagner la scène, le Théâtre royal de La Monnaie (Bruxelles) la créant en langue française (adaptation de Paul Spaak), le 29 avril 1929 – ironie du (mauvais) sort : quelques six mois avant le krach qui révèlerait cruellement l’argent comme cœur des préoccupations mondiales, avouées comme tel jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale.

En Allemagne, Игрок arrive d’abord en Hesse, avec une première en 1956 (Darmstadt), dans une traduction de Karlheinz Gutheim – ne parlons pas de la France, inlassablement à la traîne quand il s’agit de sortir des sentiers battus. La production présentée à Francfort en janvier 2013 a retenu cette version. Ayant préalablement abordé l’œuvre en langue russe [lire nos chroniques du 25 janvier 2009 et du 27 février 2016], on est d’abord surpris. D’un point de vue dramaturgique, les trois options se tiennent, pourtant : l’affaire se déroulant vers 1865 dans le trop probable Roulettenburg, dont le nom suffit à Dostoïevski pour évoquer tant un pays qu’une fiévreuse activité, les joueurs russes peuvent aussi bien s’exprimer dans l’idiome natal, dans celui de la ville, voire en français que dans cette Europe-là l’on parlait entre gens de bonne compagnie. De fait, l’histoire des créations d’opéras de Prokofiev fut assez voyageuse pour que les trois langues fussent décliner ici et là, au gré des circonstances.

Aujourd’hui reprise par Alan Barnes, la mise en scène d’Harry Kupfer s’impose immédiatement par un procédé scénographique efficace à tout point de vue : le plateau est, de prime abord, résumable à une roulette géante sur laquelle les protagonistes auront à se déplacer. Signé Hans Schavernoch, le dispositif concentre toute l’action sur le seul caprice du hasard et l’addiction à s’y soumettre, en parfaite adéquation avec une partition qui elle-même tourne et tourne sans cesse. En surplomb, une galerie-écran accueille les vidéos de Thomas Reimer, tour à tour couleurs aveuglantes de Las Vegas, abord des salles de jeux, divers lieux de luxe qui empruntent aux églises du XVIIIe siècle une esthétique rococo toute de courbes et de volutes – tout tourne : roulette, personnages, amours, fortunes, architecture, humeurs, le fauteuil de la baboulenka n’étant certes pas la moindre des tourmentes, et jusqu’à la terre enflammée par une météorite, donnant un jour cosmique au barillet fatal. D’abord attiré par le monstre à jouer et les écrans, le regard distingue peu à peu un fond de scène par lequel s’articulent entrées et sorties : une cloison de plexiglasstrié donnant sur un couloir d’hôpital. Au fil du spectacle, les joueurs empruntent des chaises roulantes et l’on aperçoit bientôt du matériel médical sur les abords, de part et d’autre de la machine infernale. Avec des costumes qui échappent à toute datation (Yan Tax), le smoking obligé des casinos troqué pour une camisole de force lors d’une ultime crise d’idée fixe, Roulettenburg n’est pas une cité des plaisirs mais une maison de santé.

Phagocytaire, un tel principe scelle son assignation d’incohérence des comportements en limite de sa propre cohérence. Pouvant s’attendre à tout c’est à rien qu’on s’attend, ce qui contre considérablement l’humour de l’œuvre. Rien ne vient contrepointer le plomb, pas même l’arrivée de la Grand-mère, pourtant irrésistiblement drôle lorsqu’une mise en scène est assez folle pour ne pas sortir du sens commun. L’impact de certaines images demeure : la passée-pour-mourante virevoltant en roulettes sur la roulette, le cumul vertigineux des liasses de billets, etc.

On retrouve Sebastian Weigle à la tête d’un Frankfurter Opern- und Museumsorchester en grande forme dont chaque pupitre livre des couleurs infiniment travaillées – la subtilité des bois est une bénédiction. L’interprétation orchestrale cultive une fièvre indomptable qui dit tout de ce Joueur autodestructeur. Souffrante, Sara Jakubiak – que nous applaudissions cet été en Eva [lire notre chronique du 31 juillet 2016] – est remplacée par Barbara Zechmeister : l’idéale Freia d’il y a quatre ans [lire notre chronique du 25 janvier 2013] reprend donc le rôle de Polina qu’elle tenait à la création de cette production, et qu’elle chante ce soir en touche et partition sous les yeux tandis que Corinna Tetzel, assistante metteur en scène de la maison, campe le personnage sur les planches. Barbara Zechmeister n’a rien oublié du rôle : elle livre une prestation remarquable. Frank van Aken est un Alexeï avantageusement Heldentenor [lire notre chronique du 31 mai 2016], très présent à défaut d’émouvoir, tant caricaturé par Kupfer. Régulièrement apprécié ici et là [lire nos chroniques du 10 octobre 2009, du 17 juin 2012, du 9 novembre 2013 et du 5 juillet 2014], Andreas Bauer incarne un Général vocalement robuste et formidablement dramatique. Sans détailler la vingtaine de rôles que réunit Le joueur, évoquons le timbre chaleureux de l’enjôleuse Blanche de Paula Murrihy, l’émission facile d’Youri Samoïlov en Astley et, surtout, l’attachante babouchka d’Hedwig Fassbender, généreusement lyrique.

BB