Chroniques

par bertrand bolognesi

Леди Макбет Мценского уезда | Lady Macbeth de Mzensk
opéra de Dmitri Chostakovitch

Münchner Opernfestspiele / Nationaltheater, Munich
- 22 juillet 2017
Harry Kupfer signe la nouvelle Lady Macbeth de Mzensk (Chostakovitchà à Munich
© wilfried hösl

Pour la Russie soviétique des années trente, tout était scandaleux dans cet opéra, décrié par l’officielle Правда comme une « célébration de la lubricité ». La sensualité de l’héroïne n’a pas manqué de choquer le très pudibond Staline dont pourtant le bras droit, le cruel Beria, s’adonnait au viol d’adolescentes qui, la plupart du temps, se suicidaient de honte. Encore s’y moquait-on d’une police routinière et désœuvrée qui finit par arrêter les criminels uniquement parce qu’elle est vexée de n’avoir pas été invitée à la noce – cet élément n’est pas plus recevable dans la sévère administration d’alors, c’est le nouvel ordre des choses que son drôle de sourire avait l’air de mettre en cause. Plus profondément – il semble ne s’agir là que de raisons de surface –, c’est la licence prise par le compositeur et son librettiste avec le roman de Nikolaï Leskov (1864) et la modernité de l’opéra lui-même qui provoquèrent la colère du dictateur, croyons-nous.

Dans la source littéraire (qui elle-même s’inspirait d’un fait divers contemporain), Katerina se garantit un héritage complet en assassinant le neveu de son mari : en faisant l’impasse sur l’infanticide, les auteurs de l’opéra rachetaient le personnage, en quelque sorte. Certes, elle n’en tue pas moins beau-père, mari et rivale en amour, mais cela ne dépasse pas le cadre de meurtres perpétrés sur des êtres détestables : le premier n’est que brutale cruauté et concupiscence abjecte, son fils trop soumis n’a pas même l’audace de satisfaire sexuellement son épouse, enfin Sonietka provoque violemment sa jalousie et son chagrin, jusqu’au désespoir. Outre l’avidité matérielle étroitement liée au plaisir charnel, l’allusion du titre de Leskov à l’illustre reine shakespearienne (Lady Macbeth au village) se justifiait par la mort d’un innocent, comme le couple de Macbeth supprime des êtres nobles ; en abandonnant cet épisode, Alexander Preis et Dmitri Chostakovitch s’en tenaient au seul point de vue de Katerina dans sa fureur de vivre, dans son énergie légitime à le faire qu’entravent des individus sans vergogne. Ce n’est pas l’attachement des signataires pour le personnage qui était scandaleux mais la possibilité, acquise par la suppression de ce détail – et d’autant que le titre, Lady Macbeth de Mzensk, replaçait l’histoire dans le fait divers, la réalité, le quotidien : une proximité dangereuse – que le public s’y pût attacher.

Passée cette question de morale, la modernité de l’œuvre froissait le petit père des peuples (notoirement admirateur de bluettes rétrogrades), une modernité qu’il ne faut point tant chercher dans les aspérités et dissonances de la partition que dans l’audace dramaturgique : contrairement à la convention selon laquelle les faits les plus significatifs d’un argument se passent hors-scène et font l’objet de récits dont l’impact se traduit dans le chant, la fosse et le jeu, non sans amener l’émotion du spectateur, l’opéra de Chostakovitch propulse l’action sous nos yeux. Ainsi le public est-il confronté directement à l’ennui de Katerina, à l’acte sexuel et même à la jouissance et à la déturgescence qui s’ensuit (confié à l’orchestre), à la brutalité de Boris, au geste avec lequel elle l’empoisonne, à la vigueur avec laquelle elle ordonne à son amant d’étrangler Zinovi (seule l’impuissance clairement supposée de celui-ci n’est pas explicitement montrée), à l’élan qui la fait disparaître dans le néant avec sa dernière victime, à toutes ces morts qui, sans filtre, se déroulent sur la scène.

Tout en prenant en compte cette donnée essentielle de l’œuvre, la mise en scène d’Harry Kupfer, reprise dans le cadre du Münchner Opernfestspiele au Nationaltheater où elle fut créée le 28 novembre dernier, s’affranchit de son contexte pour ouvrir sur une vue plus large. Escaliers métalliques et passerelles se croisent devant l’image gigantesque d’un hangar portuaire, d’une profondeur inouïe. Au centre, un container rouillé. La base de ces équipements est enduite de cette poix avec laquelle entretenir les machines qui vont sur l’eau. Le container, qu’on soulève selon les besoins de chaque situation, est un îlot où l’héroïne est isolée du petit monde des Ismaïlov. C’est là qu’elle rêve, qu’elle se languit, qu’elle boit parce qu’elle ne sait pas lire, puis qu’elle s’offre à Sergueï ; enfin c’est là que meurt Zinovi. Sur les ponceaux et à terre, tout un peuple d’ouvriers productifs et chahuteurs. Le dispositif d’Hans Schavernoch se maintient durant les deux premiers actes pour évoluer aux suivants. La chambre n’existe plus à l’Acte III arborant une table blanche de mariage, façon gâteau de crème, sous un ciel de nuages tourmentés (vidéo de Thomas Reimer) où s’interrompt une passerelle vertigineuse. Le plateau se lève à l’interlude du septième tableau, suspendant les bons vœux des invités pour faire apparaître le poste de police, drôle de ballet de chaise à roulettes. Après que le couple a tenté de fuir en vain, le ciel tombe dans les flots – le « lac noir » du bagne, mer inquiétante. Dans l’indigo désolé du dernier épisode, Katerina se libèrera du drame humain.

Cette saisissante métaphore du vaisseau de la vie charrié par les vagues du destin, Kupfer l’habite avec le grand métier qu’on lui connaît [lire nos chroniques de ses Joueur, Rosenkavalier, Reigen, de ses premiers Rheingold et Walküre, de ses deuxièmes Rheingold, Walküre et Siegfried]. Sous les lumières huileuses de Jürgen Hoffmann, il anime des personnages humains rien qu’humains. De Boris salivant de désir pour sa bru autant qu’il boite lamentablement au vieux bagnard qui, plutôt que de suivre le cortège après le plongeon des deux femmes, s’assied pour dignement attendre la mort, quiet. Entre eux, un pope imbibé qui s’endort sur le ventre du mourant en pleine confession, une noce où l’on ne mange pas – on boit, tous, les hommes, les femmes, tous, frénétiquement ! –, une cavalerie de policiers montés les uns sur les autres, un couple qui danse sur la nappe comme deux figurines de boite à musique, enfin Sonietka autoritaire qui rit continuellement, joueuse et fière, Sergueï ambitieux dont le regard pétille lorsque la belle veuve lui dit « tu es mon mari, maintenant », enfin Katerina elle-même, tueuse par légitime défense psychologique, tour à tour triomphante, hantée par des fantômes (Lady Macbeth, oui), courageuse jusque dans le désastre ultime. On aurait pu dire cette production classique, n’était le surgissement régulier d’une fanfare surréaliste (figurants : les cuivres sonnent depuis les baignoires) en queue-de-pie et haut-de-forme – dont un escogriffe en caleçon sous son frac ! –, vertige maïakovskien dont la macabre farandole donne une dimension supplémentaire au spectacle.

On retrouve Kirill Petrenko dans la fosse, dessinant les traits de bois avec une grâce un rien nauséeuse, judicieusement déprimante au début, pour mieux sauter à pieds joints dans l’enthousiasme de l’argent et du sexe (il ne s’agit vraisemblablement pas d’amour). Profitant des brèves transitions instrumentales entre chaque tableau, le chef russe mène la danse, tout à la fois lyrique et prudent, soucieux des bons dosages entre les voix et l’orchestre et entre la fable et le réalisme. Comme souvent, il fait entendre des détails d’habitude laissés pour compte. La vigoureuse explosion monumentale du dernier tableau (citation de celle qui suivit l’agonie de Boris), après la scène de railleries des détenues et l’enfouissement dans les eaux noires, laisse pantois. La représentation s’achève dans un pianissimo plus terrible encore.

L’alchimie fonctionne si bien qu’il est malaisé de dissocier ses différentes composantes. Toujours est-il que les voix font merveille, elles aussi. Outre l’excellent Chor der Bayerischen Staatsoper, dirigé par Sören Eckhoff, nous apprécions l’héroïque Katerina d’Anja Kampe : chant précis, timbre rond et avantageusement impacté, des attaques aigues souvent très douces, presque sournoises, et parfois brûlantes, avec un air à la nuit à pleurer, une terrible joie ardente à la mort du barbon, enfin un lyrisme invasif dans le désamour conclusif, tout y est pour magnifier le rôle et émouvoir la salle. Anna Lapkovskaïa livre une attachante Sonietka, belle à se damner, d’une voix sensuelle, presque mâle. Carole Wilson campe une Aksina honorable.

Côté messieurs, le ténor ukrainien Mícha Didyk n’est peut-être pas aussi flamboyant qu’on l’aimerait, mais son Sergueï est vaillant et fait preuve d’une rare endurance. Incisif et nerveux comme il se doit, Sergueï Skorokhodov ne démérite pas en Zinovi très clair. On est surpris de retrouver en Chef de la police l’excellent Alexander Tsymbalyuk, luxueusement distribué dans ce petit rôle. Lui est également confié la partie du Vieux Bagnard qu’il rend avec autant d’évidence que de sensibilité. La jeune basse croate Goran Jurić prête un grain séduisant et une voix longue au Pope. Dean power est parfait en Étudiant nihiliste, tandis qu’Igor Tsarkov, remarqué ici dans L’ange de feu [lire notre chronique du 12 décembre 2015], est une sentinelle vocalement bien pourvue. Quant à Boris… mieux vaut oublier la seule ombre d’une soirée réussie.

BB