Chroniques

par bertrand bolognesi

Хованщина | Khovantchina
opéra de Modeste Moussorgski

La Monnaie, Bruxelles
- 25 mai 2003
Johan Jacobs photographie Khovantchina de Moussorgski à La Monnaie (Bruxelles)
© johan jacobs

Nous entrons dans la salle. Une brume douçâtre voile baignoires et fauteuils, atténue le pastel des velours et les dorures discrètes. Où sommes-nous ? L’aube sur la Place Rouge indique la partition donnée cet après-midi. Il y a de cela dans ce brouillard léger qui blanchit la lumière, mais aussi l’indice du futur sacrifice par le feu. C’est aussi l’encens répandu sur le public au début d’un office : les portes du Ciel s’ouvrent, les prêtres arrivent et inondent les fidèles de nuages. Quelle qu’en soit l’interprétation ressentie, cette brume fascine, coupe immédiatement du monde du dehors, de la pluie sur la place, du quotidien. La cérémonie peut commencer.

Dès les premières mesures, la vigueur avec laquelle Kazushi Ōno fait sonner l’Orchestre Symphonique de la Monnaie s’impose. Souterrainement tendu, le prélude annonce les évènements terribles qui vont se dérouler. Le son est construit à partir des graves, favorisant l’établissement d’un socle par les violoncelles et contrebasses ainsi qu’une sorte de détachement des cuivres, à chacune de leurs interventions, qui rend compte des choix d’écritures de Moussorgski. C’est l’orchestration de Dmitri Chostakovitch que l’on joue aujourd’hui, la plus concise et guerrière qui soit comparée à la politesse de Rimski-Korsakov ou aux tentatives molles de Stravinsky et Ravel. Le final est de J. David Jackson, plutôt que l’indigente reprise chorale parfois choisie.

Le caractère de cette partition se prête particulièrement bien à la mise en scène de Stein Winge. Il situe l’action dans un temps vague. Les costumes sont facilement datables des années vingt ou trente, en ce qui concerne les aristocrates et les uniformes, et plus immémoriaux pour le peuple. C’est une idée commune à presque tous les metteurs en scène qui abordent Khovantchina ou Boris : le peuple est toujours le même, seul change le décorum du pouvoir, mais, au fond, celui-ci se conduit toujours de la même façon. S’y exprime un fatalisme désabusé qui regarde s’entretuer courtoisement les grands dévorant sauvagement les petits. Seules les définitions à l’intérieur de ces catégories changent parfois, comme s’il s’agissait d’être d’un côté ou de l’autre par un injuste hasard.

La Place Rouge ?
Un mur de brique, avec grand porche surmonté d’une lucarne crasseuse ; quelque chose des entrepôts hollandais de Saint-Pétersbourg. Un colimaçon de chaque côté, d’où descendront tour à tour le peuple, les femmes des Streltsi, les miliciens, etc. Il s’agit d’une effrayante scène de délation qui donne le ton, jouée dans la torpeur d’un ramassage de cadavres de pendus, de charrettes morbides, de terreur politique.

Le cabinet de travail de Golitzine ?
Le rêve réalisé d’un élégant cosmopolite qui bénéficia d’une éducation en Europe, tel que le décrit le livret, mais dans les années trente plus qu’au temps de Pierre. Une allusion aux intrigues staliniennes, aux accusations de cosmopolitisme, aux grands faux procès, aux purges ? Sans doute, mais sans ostentation, ne limitant jamais le spectacle à une seule lecture qui ne saurait être que réductrice

Pour le faubourg des Streltsi puis la salle à manger de Khovanski, on retrouve l’entrepôt, où s’ajoutent des polochons pour l’un, où sont déroulés des tapis orientaux pour l’autre. Enfin, le grand porche s’ouvre sur le dernier tableau ; apparaît une forêt de bouleaux qu’on devine immense de laquelle vont sourdre les Vieux-croyants. Le feu de l’immolation est pudiquement symbolisé par un cierge que chacun porte et qu’il lâche en tombant.

Stein Winge ne se contente pas d’une intéressante scénographie. Il appuie son travail sur une grande connaissance du texte, sur la construction psychologique de chaque personnage et sur une vraie direction d’acteurs. Outre les grands rôles, précisément préparés, il ne s’y trompe pas et pétrie le chœur de choix décisifs comme le personnage principal de cet opéra. Moussorgski souhaitait écrire un opéra sur le peuple : ce spectacle rend parfaitement compte de ce désir. Lorsque le chœur chante merveilleusement, comme un seul homme, comme d’une seule bouche, ainsi que le fait celui de La Monnaie, il ne peut faire bloc en jouant qu’en soignant chaque individu qui le compose. Un peuple est une force unique, violente, massive, mais toujours constituée d’individus. Dans cette Khovantchina, il n’est pas un instant où qui que ce soit dans le peuple cesse de jouer. On connaît l’inertie des grands ensembles, cette sorte de « déresponsabilité » de chacun dès qu’il se trouve inclus dans la masse ; on le constate souvent dans les répétitions d’orchestre où chacun minimise son intervention dans les tutti, et plus encore dans les chœurs d’opéra. Aujourd’hui, rien de tel : on retrouve ici la vitalité du peuple des pellicules de Poudovkine ou Dovjenko.

Le plateau vocal n’est pas en reste.
Si le Prince Khovanski de Willard White est d’une présence écrasante, un brin vulgaire, comme il se doit lorsqu’on lit bien le texte, il affirme un chant d’une franchise absolue, parfois difficile en matière de diction russe, mais efficace. Glenn Winslade chante Golitzine d’une voix puissante mais approximative, avec des aigus parfois brutaux ; sa prestation se bonifie à partir de la triple querelle. Saluons Hélène Bernardy qui livre une Emma d’une jolie clarté de timbre, dans un agréable confort d’écoute. Nous retrouvons avec plaisir le ténor Pär Lindskog en Pince Andreï – entendu avec bonheur ici-même dans Eine florentinische Tragödie de Zemlinsky [lire notre chronique du 8 février] –, servant son rôle d’un timbre agressif à souhait. Elena Zaremba donne une Marfa d’une grande musicalité, composant un personnage attachant, convaincu, d’une belle chaleur vocale. De même qu’à la Bastille il y a un an et demi, c’est à Anatoli Kotcherga qu’on a confié Dossifei : il s’y produit avec moins d’effets qu’alors, ce qui le réhabilite quelque peu dans notre estime. Il présente un chant plus loyal, pour ainsi dire. Enfin, la prestation de Ronnie Johansen en Chakloviti est particulièrement appréciable, personnage extrêmement inquiétant servi d’une voix majestueuse à l’émission facile et à la projection parfaite – l’air du début du III fait à lui seul l’éloge de l’artiste.

BB