Chroniques

par bertrand bolognesi

A village Romeo and Juliet | Roméo et Juliette au village
opéra de Frederick Delius

Oper, Francfort
- 6 juillet 2014
A village Romeo and Juliet (Frederick Delius) à l'Opéra de Francfort
© barbara aumüller

Du Britannique d’origine allemande Frederick Delius (né en 1862), on ne connaît guère les cinq opéras, conçus entre 1890 et 1910. Voilà un compositeur qui passe volontiers pour un original, le meilleur moyen de lui préserver ce statut étant de le laisser à la marge des programmations, comme c’est encore le cas de nos jours. De fait, « original », il le fut à sa façon : Anglais, il se passionne pour la culture norvégienne, se lie d’amitié avec Grieg, tout en se lançant dans une plantation d’oranges en Floride ; on le trouve également élève à Leipzig, puis noceur à Paris, enfin retiré en convalescence dans la campagne francilienne où il mène une vie plus sage à composer, mais encore à soigner les conséquences inéluctables d’une infection contractée par les frasques de sa jeunesse (logique implacable que de faire connaissance en France avec le mal français, dont il meurt aveugle et paralysé en 1934).

Durant la dernière décennie du XIX siècle, le chef allemand Hans Haym s’éprend de la musique de Delius (qu’alors personne ne joue) et s’en fait le champion à Wuppertal (Elberfeld), contre vent et marée – le mélomane du Bergische Land, quand bien même Engels naquit là quelques soixante-dix ans plus tôt, est alors conservateur, donc presque exclusivement brahmsien, n’admettant à titre exceptionnel que certaines pages straussiennes des moins échevelées –, puis dans tout le monde musical du Reich (Essen, Berlin, Francfort, etc.). Outre-Manche, c’est l’illustre dandy Thomas Beecham qui prend la relève à partir de 1907, avec une si fidèle persévérance qu’il fera bientôt de Delius un nom connu en Europe.

Aller d’un point à un autre en ligne droite ne ressemble en rien à la démarche de Frederick Delius. Après avoir écrit le premier opéra afro-américain, plus de trente ans avant Gershwin et son Porgy and Bess, il s’attelle à Roméo et Juliette… mais attention, ce n’est pas Shakespeare qu’il regarde ! En se saisissant d’un roman du Zurichois Gottfried Keller (1819-1890), extrait du deuxième recueil des Gens de Seldwyla, le musicien procède un peu à la future manière de Chostakovitch – Lady Macbeth de Mzensk (1930) d’après la nouvellede Nikolaï Leskov (1865). De cette histoire paysanne parue en Suisse en 1874, puis en traduction française en 1895 (Librairie Borel, Paris), Delius tire un opéra en six scènes et deux interludes, concentré sur les motifs symbolistes chers à son temps, et faisant des amants ruraux, placés dans l’ombre d’un inquiétant violoneux, les héritiers directs de Tristan et Iseult. De fait, le recours à une écriture musicale leitmotivique s’inscrit dans un post-wagnérisme habité d’une fragrance Jugendstil.

Pour l’Opéra de Francfort, programmer A village Romeo and Juliet s’accompagne d’une franche et courageuse prise en charge de l’actuelle méconnaissance de cette musique, à travers plusieurs rendez-vous offerts au public dans le foyer de l’Opernhaus – une soirée cinéma, interrogeant le thème de Roméo et Juliette chez Delius à travers des extraits de films [le 3 juillet], une rencontre avec les artistes de cette nouvelle production [le 4], un séminaire Frederick Delius [le 6], un concert chambriste consacré à son œuvre [le 7], une conférence sur l’opéra Fennimore and Gerda (1909, d’après Jacobsen) [le 12 juillet], etc.

On doit à Paul Daniel une interprétation à la fois exigeante et lyrique de l’ouvrage. À la tête du Frankfurter Opern und Museumorchester, le chef britannique cisèle les timbres, profite en gourmand de chaque alliage, et mène discrètement mais sûrement le drame, en nuançant fort délicatement. De l’orchestre hessois l’on admire l’efficacité de la petite harmonie, affichant une forme resplendissante, mais encore l’inflexion tendre des cordes.

Le plateau vocal fut si soigneusement choisi que chaque rôle bénéficie d’une incarnation qui va de soi. Les deux paysans ennemis sont solidement campés par Dietrich Volle (Manz) et Magnús Baldvinsson (Marti), excellent Fafner ici-même [lire notre chronique du 25 janvier 2013]. On retrouve avec plaisir le baryton Johannes Martin Kränzle [lire notre chronique du 5 août 2010], ici Dark Fiddler provocateur, oiseau de mauvais augure, voire malédiction vivante. Outre la prestation des « petites voix » dans les amoureux encore enfants – Chiara Bäuml et Ludwig Höfle, membres du Kinderchores der Oper Frankfurt –, il faudra saluer celle du couple adulte, qui brûle les planches. Le soprano chaudement coloré d’Amanda Majeski sert luxueusement le rôle de Vreli, quand le jeune ténor finlandais Jussi Myllys emporte les suffrages [sur cet artiste, lire nos chroniques du 21 juillet 2013, du 4 juillet 2011 et du 13 février 2009] : sa clarté d’émission, la conduite toujours gracieuse de la dynamique et une présence en scène d’un naturel confondant font de son Sali LE rôle du jour.

Avec la complicité d’Olaf Winter pour les lumières, de Saskia Rettig pour les costumes et de Christian Schmidt pour les décors, Eva-Maria Höckmayr signe une mise en scène infiniment sensible qui s’articule en quatre zones mobiles : les escaliers d’un immeuble, la cuisine de Marti et son reflet symétrique, tout de blanc idéal, enfin le jardin, ce bout de terrain litigieux qui interdit l’amour sans le pouvoir empêcher. Par le recours à des plateaux tournants, les prestes changements de scène se font aisément, à la faveur d’évocations plus secrètes. L’auditeur est forcément investi dans la scénographie, habitée par un jeu tout en finesse, précisément réglé. Arborant les tenues traditionnelles des montagnes, les villageois de Seldwyla vont à la noce (Chor der Oper Frankfurt, dirigé par Matthias Köhler) – noces macabres de Vreli et Sali qui pour l’éternité s’aimeront via ce vilain tube de somnifères qu’ils ont voulu fatal. Une réussite complète, un très grand moment.

BB