Chroniques

par bertrand bolognesi

Adriana Mater
opéra de Kaija Saariaho

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 10 avril 2006
Adriana Mater, nouvel opéra de Kaija Saariaho, à Bastille (Paris)
© ruth walz | opéra national de paris

Rideau baissé, les moires orchestrales chères à Kaija Saariaho enrichissent leur secret de discrètes voix, celles des artistes des Chœurs de l'Opéra national de Paris, préparées par Peter Burian. Voix se prononçant ici comme des teintes délicates ajoutant au nuancier de l'imagination musicale, voix qu'on ne verra jamais et dont on aura toujours du mal à démêler clairement les alliages, tant la trame générale, qui plus est spatialisée, s'avère subtile. Sur scène, Adriana « dévoile sa peau quand les yeux de la cité se ferment »en une sorte de langoureuse mélopée obsédante sur un continuo faussement inerte, chanson triste bientôt interrompue par la volubilité des clarinettes qui annoncent l'arrivée de Tsargo, « celui qui se faisait appeler Le Protecteur », l'homme ivre avec lequel un soir elle dansa et qui la voudrait sienne aujourd'hui.

En 2000, la compositrice finlandaise créait à Salzbourg L'Amour de loin, son premier opéra, commandé par Gerard Mortier et réalisé par Peter Sellars. Amin Maalouf avait alors signé le livret de cette histoire d'une passion idéalisée, de ces soupirs de lonh d'un autre temps, où le poète chantait la belle inaccessible jusqu'à sa propre désincarnation. Adriana Mater, ce nouvel ouvrage tout juste né des mains complices du romancier et de la musicienne, s'ancre douloureusement à la réalité, aux corps et à la terre. Il ne nous transporte pas en des temps médiévaux mais, au contraire, plonge dans la tourmente contemporaine. Et lorsque les rêves de Refka, la sœur de l'héroïne, en traversent le cours, ceux-là mêmes ne semblent pouvoir échapper aux contingences. Adriana éconduit Tsargo, d'abord désigné comme un « gamin misérable… timide comme un enfant », mais la guerre impose d'autres lois : parce que sa fermeté est magnifique, parce que le désir est grand, parce que l'on peut être tué demain, naîtra d'une circonstance l'atrocité du viol, faisant du jeune homme, au fil des sept tableaux que compte l'œuvre, cette « bête venimeuse » que la victime ne voyait pas.

Pour la mise en scène de Peter Sellars, George Tsypin a conçu un résumé des abords d'une ville du sud, peut-être orientale, figurant quelques dômes au-dessus de façades basses aux murs de chaux. La matière utilisée pour ces décors (James F. Ingalls) boit la lumière comme aucune autre – trop parfois. Après l'entracte, le dispositif est en ruines : dix-sept ans ont passé, laissant le pays dans la désolation de la guerre. Adriana a porté le germe de cet homme non désiré, a senti en elle un autre cœur battre près du sien, s’est persuadée qu'il lui ressemblerait plutôt qu'à son autre source, puis éleva l'enfant en lui parlant d'un père mort en héros avant sa naissance. Adolescent, Yonas finit par tout apprendre. Bouleversé, il veut tuer Tsargo, venger la violence faite à sa mère, venger le mensonge qu'il subit. Le Protecteur revient au pays, affaibli et aveugle, et la fougue du fils, sans pardonner, ne parvient pourtant pas à l'occire. Ainsi Adriana est-elle comblée : son enfant lui ressemble, faisant se « refermer les portes de l'Enfer ».

Cette création est servie par un quatuor vocal efficace et équilibré. Le soprano Solveig Kringelbron y campe Refka d'une couleur vive, tandis que Patricia Bardon (mezzo-soprano) offre au rôle-titre l'avantage d'un timbre chaleureux, particulièrement rond dans le médium de la voix, dont elle use avec une grande expressivité. La présence scénique de Jouni Kokora est parfaitement crédible en Tsargo, contenant les dangers que représente ce personnage, figurant idéalement son désir et sa force. Vocalement, l'incarnation est généreusement sonore, la voix est saine, et l'on regrette uniquement un grave parfois couvert – mais il s'agit de passages à l'écriture dense dont le chef profite peut-être copieusement. Enfin, le canadien Gordon Gietz (ténor) campe un Jonas attachant, vaillant et clair.

En fosse, Esa-Pekka Salonen révèle la lumière autant que les textures savantes d'une partition écrite par Kaija Saariaho en trois ans, et dont le suivi informatique fut réalisé à l'Ircam par Gilbert Nouno.

BB