Chroniques

par bertrand bolognesi

Agrippina | Agrippine
opéra de Georg Friedrich Händel

Münchner Opernfestspiele / Prinzregententheater, Munich
- 23 juillet 2019
lynchage d'Ottone, dans l'Agrippina (Händel) de Barrie Kosky à Munich...
© wilfried hösl

En coproduction avec Amsterdam (Dutch National Opera), Hambourg (Staatsoper Hamburg) et Londres (Royal Opera House, Covent Garden), la Bayerische Staatsoper présente une nouvelle Agrippina. Le tout-Munich et quelques voyageurs ne manqueraitpour rien au monde cette première au Prinzregententheater, dans le cadre de l’édition 2019 du Münchner Opernfestspiele. Dès les premiers pas, grand est le bonheur d’entendre l’œuvre du jeune Händel, déjà en possession du style bien reconnaissable forgeant les influences italiennes et françaises dans une rigueur saxonne des plus fertiles, sous la battue de l’excellent Ivor Bolton dont il semble que jamais l’on se lassera [lire nos chroniques de Medea in Corinto, Alceste, Deidamia, Das Labyrinth, Das Liebesverbot, Saul, Les Indes galantes, Billy Budd, Oberon, Gloriana et Orlando paladino]. Avec un sens inouï du cérémonial festif comme de l’intime chemin des affects musicaux, le chef britannique tisse habilement sa lecture dans le matériau. Bien que les musiciens du Bayerisches Staatsorchester ne s’expriment pas sur instruments anciens, l’articulation et le style sont résolument baroques, n’en déplaisent aux grincheux puristes. De fait, la subtilité du continuo – tenu par Joy Smith à la harpe, Michael Freimuth au théorbe, Yves Savary au violoncelle, Roderick Shaw au clavecin et Christopher Bucknall au positif et au clavecin – colore idéalement la fosse tout en soignant la proximité désirée avec le plateau vocal. Outre l’énergie, au rendez-vous d’une Sinfonia pêchue mais point heurtée, l’on est charmé par des bois gouleyants et bien d’autres reliefs sur lesquels peut s’appuyer une représentation à l’inventivité maligne.

Plutôt que d’écraser sous quelque concept limitatif l’opera seria le plus buffo d’Händel, Barrie Kosky s’attache une direction d’acteurs au cordeau, fort exigeante, qui fait pétiller les situations dramatiques, une par une, dans un continuum savamment travaillé. Pour ce faire, il dispose d’artistes talentueux et de bonne volonté qui paraissent ne demander rien d’autre que de s’amuser avec brio, élevant le jeu au niveau de la foldinguerie de l’ouvrage lui-même. La fausse sévérité rieuse du Lesbo discrètement insolent de Markus Suihkonen donne une dimension nouvelle à ce petit rôle de messager impérial, d’ordinaire laissé pour compte : outre le velours de la jeune basse finlandaise, louons une présence rafraîchissante [lire nos chroniques de Das Wunder der Heliane, Le duc d’Albe, Parsifal, Le joueur, Iolanta, La clemenza di Tito et Otello]. Proche de l’incontinence canine à la promesse du coït, la nigauderie du Narciso d’Eric Jurenas est irrésistible, portée par la perfection de la haute-contre étasunienne [lire nos chroniques de Medea, de Trois sœurs et de son récital à l’Innsbrucker Festwochen der Alten Musik]. Pallante, l’autre dupe de la redoutable impératrice, n’est autre qu’Andrea Mastroni, basse à grain luxueux pour une incarnation impérative comme la passion, magnifique [lire nos chroniques de Macbet, Turandot, Roberto Devereux, Rigoletto et Tosca].

S’il est un opéra où les pouvoirs, impériaux et domestiques, s’affrontent sauvagement, c’est bien Agrippina. Franco Fagioli se glisse dans la peau d’un Nerone comediante qui croit lui-même en ses factices élans… le temps qu’ils retombent. À ce personnage d’éternel gamin qui trépigne, maintenu dans un état lamentable par les baisers troubles de sa mère, la puissance vocale, la couleur séduisante et la fiabilité du chant donnent un corps qu’on pourra dire hors-de-lui, que seule l’ornementation, toujours délirante, réincarne par miracle – la prestation de la haute-contre argentine tient de la voltige [lire nos chroniques du 10 janvier 2013, des 6 mai et 6 décembre 2014, du 4 décembre 2015, du 16 septembre 2016 et du 15 janvier 2018, ainsi que des albums Caldara et Porpora]. Courtisane avisée qui sait refuser ses faveurs tout en attisant les tremblements de terre de la braguette, comme l’eut dit Diego de Torres Villarroel, la Poppea d’Elsa Benoît possède la gracilité calculée, le charme industrieux et ce petit brin de vulgarité qui plait à ces messieurs. L’agilité de la voix façonne une composition chatoyante [lire nos chroniques de Marta, La favorite et Tannhäuser]. On retrouve la basse robuste de Gianluca Buratto, au service d’un Claudio puissant, d’abord un rien heurté, mais de plus en plus affiné jusqu’à faire pleinement triompher la voix. L’empereur est affublé du même trépignement nerveux que son petit-neveu Néron dont il est devenu le père adoptif en épousant Agrippine, sa nièce – il est généralement admis qu’elle l’expédia outre-tombe à l’aide de champignons bien choisis –, ce qui suggère que le mioche imite son grand-oncle dans ce signe de l’urgence sexuelle [lire nos chroniques d’Il killer di parole, L’incoronazione di Poppea, Orfeo, Die Zauberflöte, Turandot, Amleto, La bohème et de la Messe D.950]. Quant au rôle-titre, l’abattage évident d’Alice Coote fait merveille dans celle qui fomente machination sur machination, avec toujours une longueur d’avance sur l’adversaire. Le recours bouffon à la grimace et aux pleurs clownesques pour endormir ses subalternes amoureux provoque de bons rires enfantins ! Elle est infernale à souhait. On demeure toutefois perplexe lorsqu’à la rage vient soudain se mêler un microphone, sous les feux d’un show mégalomane contemporain – le spectacle gagnerait à abandonner cet inutile débordement. Le personnage est construit sur le métal particulier du mezzo-soprano anglais, durci au fur et à mesure qu’Agrippina se trouve en difficulté [lire nos chroniques du 12 avril 2012, du 1er novembre 2013 et du 12 octobre 2015, ainsi que notre critique du CD].

La mise en scène fait la part belle au noble Ottone, jamais ridiculisé, celui-ci, même lorsqu’il répète fiévreusement son discours à la plus haute fonction politique. De fait, l’injuste chute dont il est la victime ne prête point à rire. Il est le dindon de la farce, mais un dindon battu au sang par des courtisans déchaînés. Le timbre inimitable d’Iestyn Davies honore le rôle, et le chant, dans les récitatifs comme dans les airs, révèle précision et stabilité. Lorsque tous s’amusent, un pauvre diable qui se débat contre l’adversité pourrait gâcher la fête : cet Ottone-là provoque la compassion, au delà même d’un lamento de toute beauté (Voi che udite, Acte II) [lire nos chroniques des 26 juin et 18 décembre 2012, puis du 17 juin 2017].

Est-il encore grand’ chose à faire lorsqu’on a ciselé jeu si enlevé ? Il faut un coffret pour en accueillir le mouvement. Le décor imaginé par Rebecca Ringst [lire nos chroniques de Boris Godounov et Turandot] consiste en un parallélépipède sombre qui vogue sur le plateau au gré des situations, pivotant au besoin, et dont les espaces sont mis en action par des stores, selon une inquiétante rhétorique de l’ombre sur la scène nue – lumière subtile de Joachim Klein. L’incursion de Néron dans la salle, en grande tenue mondaine, pour toucher les pauvres, prend dès lors un lustre formidable. De même apprécie-t-on la course des espions, dans un étage immaculé, chez Poppée. Des incroyables torsions dans les relations humaines, dans cet argument ici vécu comme une intrigue policière traversée d’un vaudeville mouvementé, naîtra finalement le salut, pour tous. Cela n’a pas échappé à Barrie Kosky, signataire, une nouvelle fois, d’une production dont le pépiement ne dissimule en rien la profondeur [lire nos chroniques de Die schweigsame Frau, Die Meistersinger von Nürnberg et Pelléas et Mélisande].

BB