Chroniques

par gilles charlassier

Alcina
opéra de Georg Friedrich Händel

Opéra des Nations / Grand Théâtre (saison hors les murs), Genève
- 15 février 2016
Leonardo García Alarcón joue Alcina, opéra de Georg Friedrich Händel
© gtg | magali dougados

Pour son spectacle inaugural non loin des travaux place de Neuve, l'Opéra des Nations, théâtre intérimaire importé de la salle éphémère de la Comédie Française (bâtie au moment de la rénovation du Palais Royal) lève les barrières qui séparent généralement les spécialistes du baroque et les formations traditionnelles. La nouvelle production d'Alcina réglée par David Bösch remet Händel au répertoire de l'Orchestre de la Suisse Romande, sous la direction de l'un des meilleurs chefs de la relève baroqueuse, Leonardo García Alarcón, venu avec le continuo de son ensemble Cappella Mediterranea.

Le temps du respect confit de la partition – laquelle, à l'époque, était remaniée au gré des réalités de la scène et des interprètes – est désormais révolu, et le chef argentin, dix-septiémiste habitué à l'exercice de la reconstitution, le démontre avec éloquence, n'hésitant pas à refuser le systématisme des da capo, pratique souvent figée en convention au XVIIIe siècle. Au nom d'une remarquable efficacité dramatique, les airs d'action (entre autres de Ruggiero et de Bardamante) en font l'économie, à l'inverse des introspections (en particulier d'Alcina, Morgana, mais aussi Melisso) où le portrait psychologique se pare de nuances, en synchronie avec des modulations qui ne s'arrêtent pas à une monochromie stylistique sans doute fantasmée par les tenants de l'orthodoxie historique. Quant aux adaptations dans l'effectif instrumental, elles mettent les codes établis en regard de l'intention expressive. Nonobstant de très anecdotiques déséquilibres de balance au début de la soirée, l'inventivité musicale renouvelle, sans les trahir, les couleurs de la partition.

Nicole Cabell déploie le timbre opulent et moiré d'Alcina, d'une densité dans le vibrato entendue par ailleurs – là-bas, avec l'auréole de la gloire plus que la tenue de la ligne. L'incarnation du soprano américain s'enrichit au fil des arie, culminant avec O mio core, le lamento qui ferme la première partie, où la magicienne se perd dans les entrelacs de ses sortilèges amoureux sans céder à la virtuosité gratuite. En Ruggiero aux cheveux pâles, Monica Bacelli accuse un peu l'artifice des sentiments mais ne manque pas de gagner rapidement en consistance vocale. La Bradamante de Kristina Hammarström se montre plus égale dès son entrée. Anicio Zorzi Giustiniani n'omet point l'éclat d'Oronte, quand Michael Adams fait excellente impression en Melisso, d'une carrure et d'une sensibilité plus marquée que de coutume dans ce rôle. Seule la Morgana de Siobhan Stagg, aux aigus parfois insuffisamment définis, ne parvient pas vraiment à s'imposer.

La mise en scène de David Bösch s'appuie sur la tapisserie végétale de Falko Herold, héritage possible de Carsen, tandis que les tables étalent, façon cène sans figurants, les vergers d'Arcimboldo en vagues natures que l'on pourrait imaginer mortes. Rehaussant la maîtrise des éléments de décors, les lumières de Michael Bauer s'aventurent à une poésie stellaire et nocturne lorsque le chevalier recouvre la lucidité et reconnaît son épouse, ou encore dans la solitude d'Alcina, dont les robes très travaillées – dessinées par Bettina Walter – résument les atours et les enchantements. Si la direction d'acteur entretient parfois une dialectique limitée avec le fond de scène, elle se concentre admirablement sur les charnières dramaturgiques, à l'instar de l'anneau magique, et les rapports affectifs plus que les transformations vengeresses, à peine indiquées par la scénographie : l'éviction d'Oberto n'en ressort que plus légitime.

Après l'entracte, l'interprétation se perd dans la recomposition de l'architecture de l'ouvrage. Le déplacement du prélude du troisième acte au début de la seconde partie peut se comprendre, autant que la concentration des pages entre Morgana et Oronte, pour élaborer une intrigue qui aurait aussi bien pu se filer par épisodes. L'air avec violoncelle obligé de la soubrette, Credete al mio dolore, passe, à la reprise, à son amant et devient duo, sans altérer une note – fortement discutable sur la forme, même si le fond séduit. Mais le plus contestable demeure une fin sur Mi restano le lagrime : Alcina abandonnée, comme à l'issue de la première partie, tirant certes les conséquences de l'absence de chœur à disposition. Le sens symbolique du livret s'en trouve au moins autant modifié que la construction du drame händélien. Sans nier la cohérence de cette lecture, le risque auquel elle s'expose est peut-être trop grand face aux habitudes et aux traditions où Alcina se trouve désormais inscrit.

GC