Chroniques

par bertrand bolognesi

Alcina
opéra de Georg Friedrich Händel

Internationale Händel Festspiele / Badisches Staatstheater, Karlsruhe
- 27 février 2018
Nouvelle production d'Alcina à Karlsruhe, au Händel Festspiele, par James Darrah
© falk von traubenberg

Le 23 février 1685, Georg Friedrich Händel naissait à Halle. Le 23 février 1978 commençait la toute première édition de l’Internationale Händel Festspiele de Karlsruhe. Depuis, l’évènement célèbre chaque anniversaire du compositeur durant une quinzaine de jours où le mélomane peut se plonger dans sa musique, qu’elle soit destinée à la scène, à l’office sacré ou spécifiquement instrumentale. Il y a quarante ans, la toute première soirée du festival proposait l’un des plus célèbres opéras du maître saxon, Alcina, conçut en 1735 pour Covent Garden (Londres) qui en était à sa toute première saison. Comme pour indiquer l’opus Un d’un nouveau quarantenaire en devenir, après la fastueuse édition 2017 dont on garde grand souvenir [lire nos chroniques de Semele, de Dixit Dominus et du récital Anna Bonitatibus], la version 2018 de la manifestation propose une nouvelle production d’Alcina, confiée à James Darrah.

Si jeune qu’il soit, l’artiste californien compte à son actif huit mises en scène händéliennes (Ariodante, Teseo, Radamisto, L’Allegro, il penseroso ed il moderato, Agrippina, Saul, Semele et Amadigi di Gaula, par ordre chronologique de ses réalisations). Cette dernière représentation au Badisches Staatstheater fait découvrir son Alcina. Avec la complicité d’Emily McDonald, Cameron Mock pour les décors et la lumière (MacMoc Design), Darrah transporte d’emblée dans l’île du conte, délimitée par les côtes d’or sur le sol et les parois verticales, ainsi qu’un mur de cordages qui stylisent les arbres de la forêt enchantée, évoquent l’accessoire indispensable d’une flotte (une île étant forcément abordée régulièrement), qui est aussi celui du théâtre donc de l’illusion, et symbolisent les liens des captifs de la magicienne, ceux de la magicienne elle-même, finalement soumise aux conséquences de ses propres sortilèges, enfin les passions humaines, simplement.

Les costumes de Chrisi Karvonides-Douchenko désignent les maîtres de l’île par la majesté de la coupe et l’or qui s’y intègre – l’or est peut-être l’énergie du charme. Venus désenvoûter le guerrier, les intrus arborent des atours banals et pratiques, ceux du voyage et de l’action. Danseurs et danseuses dessinent l’espace d’une geste relativement sensuelle dont la vêture brouille adroitement les identités sexuelles. De cette chorégraphie font sens les signes récurrents de la soumission à la souveraine, par des postures qui jamais n’osent de stables stations debout. En équilibre instable, la danse est la séduction nauséeuse des forces obscures. Les inserts vidéastiques d’Adam Larsen figurent la mer, tout autour, le père d’Oberto transformé en lion, le visage d’Alcina en extase, celui de Ruggiero, coupable d’innocence, dans une demi-teinte savamment oxydée. Voilà qui participe du charme qu’étoufferont les Croisés en détruisant ce cinéma dont la machinerie est dissimulée dans une cloison de figures humaines. L’image a beau montrer l’inexorable vieillissement de Bradamante, Ruggiero préfère le réel au rêve. Projecteur brisé, les créatures d’Alcina s’évanouissent, libérant le chœur. Outre la portée esthétique du projet de James Darrah, saluons la saine absence de cet humour inapproprié devenu quasiment obligatoire lorsqu’il s’agit de mettre en scène un opéra d’Händel.

Le plateau vocal satisfait laborieusement, avec des divergences de format parfois gênantes. L’on y apprécie le solide Nicholas Brownlee, baryton-basse puissant (Melisso). Bien sertie, la voix efficace et très fiable de Carina Schmieger convient au petit Oberto. Timbre clair, souffle inépuisable, habilité dans des intervalles redoutables et des variations vertigineuses, la partie d’Oronte révèle le ténor russe Alexeï Neklioudov, superbement impacté et toujours bien chantant. Bien qu’honnête quant à la technique et l’inflexion, Benedetta Mazzucato ne magnifie pas sa Bradamante. La présence scénique est indéniable, de même qu’un timbre assez terne et un manque de volume qui ne l’avantage guère. Le soprano polonais Aleksandra Kubas-Kruk (Morgana) pose un autre problème : les moyens sont grands mais semblent peu maîtrisés. Passé un temps de chauffe, le chant se fait plus facile, mais accuse encore un haut-médium instable. L’ornementation des da capo l’aide considérablement à reprendre possession de l’intonation. Sur le point de croire une conduite maladroite de la voix, il faut se souvenir de sa merveilleuse prestation dans Arminio, sur cette scène, il y a un an [lire notre chronique du 26 février 2017] pour comprendre qu’un souci dont la nature échappe vient entraver la chanteuse. On retrouve l’excellent David Hansen, contre-ténor australien applaudi à Innsbruck dans La Dirindina [lire notre chronique du 11 août 2012] : d’abord prudent, son Ruggiero semble un rien confidentiel dans le premier acte ; l’agilité de l’ornementation fait bel effet et la voix s’ouvre au cœur de l’Acte II pour triompher totalement dans le III. Dans le rôle-titre, Layla Claire profite d’une nature vocale généreuse et directement dramatique pour concentrer son effort sur une technique parfaitement huilée, au service de recitativi chantés et d’arie envoûtantes, sans surenchère expressive.

À la tête des Deutsche Händel Solisten (sur instruments anciens), Andreas Spering aborde l’œuvre en spécialiste de ce répertoire [lire nos chroniques du 8 février 2004 et du 14 octobre 2007]. Fort attentive aux chanteurs, son interprétation est caractérisée par une inflexion toujours gracieuse dont jamais elle ne se départit, mettant à distance une expressivité plus engagée par une sorte de vœux de clarté digne.

BB