Chroniques

par bertrand bolognesi

Angels in America | Des anges en Amérique
opéra de Péter Eötvös

YouTube / Theater, Münster
- 6 février 2021
 Christian Miedl dans "Angels in America", opéra d’Eötvös filmé à Münster
© oliver berg | theater münster

Cela s’appelait kaposi. Sur la peau, la présence de ce sarcome herpétique était le premier signe par lequel s’exprimait une nouvelle maladie, à la fin du printemps 1981. Depuis, cette maladie a fait près de trente-sept millions de victimes. Moins meurtrière aujourd’hui, grâce aux chercheurs qui peu à peu inventèrent les traitements adaptés, elle est désormais si peu crainte que la statistique mondiale constate une séropositivité en hausse ces derniers temps. Ainsi les jeunes gens nés en 2000 ne semblent-ils guère informés de ce qui bouleversa ceux qui avaient leur âge quinze ou vingt ans avant qu’ils vissent le jour : ces petites traces sur les visages, les amis qui maigrissent à vue d’œil, le cumul d’infections diverses et variées qui, immanquablement, précipitait au cimetière. Comment n’avoir pas peur lorsqu’en se rendant aux obsèques d’un ami, l’on apprend qu’un tel est atteint, qu’un autre va mal, qu’un troisième déjà n’est plus de ce monde, dans un trafic de funérailles comme il en est des lignes de tramway ?

Élu en novembre 1980, Ronald Reagan devient le quarantième président des États-Unis en janvier 1981. Durant huit ans il reste en poste, pour deux mandats contemporains de cette furieuse crise sanitaire qui, à la bien regarder aujourd’hui, fait presque sourire des émois, sincères ou non, de nos bien chers politiciens face à l’actuelle pandémie. Quelle différence entre Covid-19 et SIDA ? Le mode de contamination et la clientèle, pour ainsi dire. Lorsqu’il écrit Angels in America, créé en 1991, le dramaturge new-yorkais Tony Kushner (né en 1956) dénonce avec un humour féroce la criante insuffisance du programme de santé de l’ère Reagan qui ne prit pas acte du fléau, une clientèle considérée comme marginale étant la cible principale. La pièce fit grand bruit et connut le succès, au point d’être adaptée en série télévisée (six épisodes d’une heure) au début du XXIe siècle, avec rien moins que Meryl Streep et Al Pacino ! Le 23 novembre 2004, en même temps que la diffusion de la série en France sur Canal+, le Théâtre du Châtelet donne en première mondiale l’opéra éponyme de Péter Eötvös [lire notre recension du livre d’Aurore Rivals paru chez Aedam Musicae en 2012], retransmis une semaine plus tard par feu Pink TV.

Au cœur du pouvoir bien qu’aucune fonction officielle ne lui soit alors confiée, Roy Cohn est le personnage public autour duquel tourne la pièce dont le sous-titre pourrait bien être Le cauchemar américain, tant certains Européens en ont rêvé, de cette effroyable société-là. En tant que conseiller juridique de McCarthy au milieu des années cinquante, et à ce titre considéré comme le cerveau de la chasse aux sorcières, Cohn a mené l’instruction de l’affaire Rosenberg jusqu’à l’exécution des prévenus (19 juin 1953). Usant de méthodes et d’accointances peu recommandables, cet avocat redoutable fut volontiers le thuriféraire de la mafia, tout en menant une carrière flamboyante dans l’immobilier. Grand mondain, il tisse un réseau d’influences qui fait de lui un homme d’affaire que l’on craint à raison. D’un club ultra privé de Manhattan où cocaïne, sexe et banditisme à col blanc occupent les plus fortunés, Roy Cohn a fait son quartier général. Une nuit de 1973 l’aborde un grand gars de vingt-sept ans dont il admire d’emblée la blondeur. L’entreprise de son père, dont il vient de reprendre la direction, est poursuivie en justice pour discrimination raciale : le jeune homme s’adresse donc à l’avocat à l’agressivité légendaire qui fera triompher coûte que coûte le dossier. À partir de 1974, Cohn est le conseiller juridique de Donald Trump et son mentor dans ses actives ambitions de promoteur immobilier et ses investissements dans les casinos étasuniens – il lui « apprit comment utiliser le pouvoir en créant la peur », commentait encore le New York Times en juin 2016 (brochure de salle). Cette histoire est celle d’une grande amitié affairiste où l’ombre point avec la séropositivité de Roy Cohn qui, bien qu’elle fût de notoriété publique, jamais n’avouera son homosexualité. Les deux hommes se voient une dernière fois lors d’une fête organisée à la Trump Tower, gratte-ciel inauguré deux ans auparavant dans la Cinquième avenue : en décembre 1985, l’avocat est physiquement épuisé, méconnaissable. Il meurt l’été suivant.

Ce soir, le Théâtre de Münster offre en streaming la production filmée in loco les 21 et 22 février 2018 pour laquelle le scénographe Christophe Ouvrard [lire nos chroniques d’Iolanta et Die Zauberflöte] concevait une structure panoramique à trois espaces. Lavomatic à jardin, fast-food à cour, surmonté d’une enseigne lumineuse à la bouche aguicheuse accompagnant le mot HEAVEN (ce ciel d’où viennent les anges) dont seules sont allumées les lettre H, E et V – non, pas le RER de Budapest mais le HIV (Human Immunodeficiency Viruses), par analogie phonétique –et pissotières au centre, également lieu de passage entre les coulisses et la scène, ce que l’on voit et ce qui se joue hors-champs. L’avant-scène constitue une quatrième ère de jeu, bordée de cabines téléphoniques à chaque touche avec, décroché vers le public, un banc à gauche. À Péter Eötvös qui se dit attaché au caractère halluciné de la pièce et s’être avant tout « concentré sur l’état flottant des visions » (même source), la mise en scène ingénieuse de Carlos Wagner [lire nos chroniques d’Eine florentinische Tragödie, The Rake’s Progress, Los sobrinos del capitán Grant, The rape of Lucretia, Lotario et Le duc d’Albe] répond avec une fantaisie indéniable, entre ours polaire, castelet de grands d’Espagne, drag queen sortie d’un lave-linge et cosmonautes – allusion sympathique à la fascination du compositeur pour l’apesanteur, explorée avec Psykokosmos [lire notre critique du CD], Seven et Multiversum [lire nos chroniques du 22 mars 2009 et du 14 octobre 2017] ?1.. Dans cet univers onirique, Wagner mène adroitement la direction d’acteurs dans une légèreté salutaire. Apparu à la fin de l’Acte I, l’ange blanc est une sorte de fée capricieuse, une invention de Prior, selon le musicien, « qui lui commande de sauver le monde en tant que prophète ». L’Acte II reprend exactement la même séquence, à ceci près que les espaces ont été vidés de leur décor : ils sont maintenant des boxes minables d’hôpitaux insalubres où mourir. Tandis qu’au seuil du trépas Roy papote avec Ethel Rosenberg, exécutée trente-trois ans plus tôt, Prior rejoint les personnages du Magicien d’Oz2. « Je veux vivre encore… », dit-il lorsque tous le saluent définitivement.

Sur le livret drôle et poétique concocté en langue anglaise d’après Kushner par Mari Mezei (révisé en 2008 puis en 2012), huit chanteurs conjuguent leur talent en une vingtaine de rôles. À l’aide de micros placés très près de l’émission, Eötvös les intègre remarquablement au tissu instrumental et favorise une proximité troublante. Le soprano Kristi Anna Isene use d’une souplesse étonnante dans les parties d’Ethel, de l’Ange Antarctique et, surtout, d’Harper, l’épouse délaissée et déprimée dont l’écriture vocale joue sur des régistrations contrastées. Joseph, le mari qui masque sa préférence masculine, est incarné par le baryton clair et robuste de Filippo Bettoschi, également en charge de l’Ange Europe et du Second Fantôme. Le mezzo-soprano fiable de Suzanne McLeod excelle tant en Ange Asiatique qu’en Docteur Henry, Rabbi Chemelwitz et Hannah, la mère de Joseph égarée dans le Bronx pour venir en aide au couple. Accessoirement Premier Fantôme (au savoureux rire des cavernes !) et Ange Austral, Christoph Stegemann maîtrise une basse arrogante à souhait, au grain séduisant, fort impacté, idéal en Roy Cohn. Quant au soprano Kathrin Filip, elle honore brillamment le chant de L’Ange – « the bird of America ». À ces artistes attaché à l’équipe maison viennent s’en ajouter trois. Ainsi du contre-ténor Yosemeh Adjei dont le timbre attachant magnifie les rôles de Lies, Belize, la Clocharde et l’Ange Africain, du ténor David Zimmer, lumineux et lyrique en Louis comme en Ange Océanique, enfin de l’excellentissime Christian Miedl, baryton à la voix longue et à l’art tout de nuances, parfait en Prior [lire nos chroniques de Luci mie traditrici, Der Kaiser von Atlantis, Die Gezeichneten, The rape of Lucretia et Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna].

À la tête du Sinfonieorchester Münster en petite formation (la partition requiert seize musiciens), Golo Berg [lire notre chronique de Tristan und Isolde] soigne une lecture expressive et minutieuse. Il fait goûter les intrigants surplaces instrumentaux de l’œuvre comme le babil téléphonique et guignolesque d’une certaine Mme Suffer, ou encore l’écriture en ricochets rythmiques du dialogue entre Hannah et la Clocharde qui rabâche affectueusement son Nostradamus, puis ces voix invisibles, anges ou fantômes, venues dire à Roy l’état de santé qu’il réfute et signifier à Prior la fin de tout – « remove the book ». Sous cette battue, le sixième des douze opéras de Péter Eötvös [lire notre entretien de 2010] livre de ces trésors que l’on n’oublie pas [lire nos chroniques d’Harakiri, Trois sœurs à Lyon, à Zurich et à Francfort, As I crossed a bridge of dreams, Le Balcon à Toulouse, Besançon, Bordeaux et Paris, Love and other demons, Lady Sarashina, Die Tragödie des Teufels, Paradise reloaded, Der goldene Drache à Francfort et à Buxton, enfin de Senza sangue].

BB

1 Eötvös est aussi un astéroïde découvert en 1991
[(12301) Eotvos selon la désignation internationale], nom qui lui fut donné en
hommage au physicien Loránd Eötvös (1848-1919), et rappelons que c’est au Hongrois Gyula Gál (1926-2012) que l’on doit la juridiction de l’espace, dès les années soixante

2 Victor Fleming, The wizard of Oz, 1939