Chroniques

par françois cavaillès

Anna Bolena | Anne Boleyn
opéra de Gaetano Donizetti

Opéra de Lausanne
- 6 février 2019
L'Opéra de Lausanne affiche "Anna Bolena", chef-d'œuvre du bel canto
© alan humerose

« Anne avait une influence considérable sur Henri et ses décisions politiques même avant leur mariage, mais l'intelligence, le sens politique et les manières directes si appréciés chez la maîtresse étaient moins désirables chez l'épouse à cette époque-là. Ayant échoué à produire l'héritier mâle si attendu, Anne tomba vite en disgrâce et en 1536, trois seulement après son couronnement, elle se vit faussement accusée d'infidélité et donc de haute trahison, alors qu'Henri poursuivait déjà de ses assiduités sa dame d'honneur, Jane Seymour. C'est ce dernier pan de l'histoire qui inspire la tragédie de Donizetti. »

Les terribles surprises du destin de la reine Anne Boleyn (telles que décrites dans la brochure de salle par Petya Ivanova) nourrissent Anna Bolena, cette œuvre intense, d'un art plus fort que la mort, donnée par l'Opéra de Lausanne cet hiver, en coproduction avec l’Opéra royal de Wallonie (Liège). Pourtant le véritable sujet de l’intrigue, tant et si bien décliné au théâtre, au cinéma et sur la scène lyrique, ainsi que son aspect le plus fascinant et le plus heureux dans la représentation, réside dans l'esprit du monarque Henri VIII, l'irascible, d'où tout a germé et qui captive toujours autant le regard, près d'un demi-millénaire après les faits, sans que l'on ferme les yeux sur l'horreur de ses actes. Malgré tout, le rôle-titre retient le plus souvent l'attention, selon le format habituel du melodramma par Donizetti.

En faisant confiance à deux spécialistes actuels des opéras de Donizetti – le metteur en scène Stefano Mazzonis di Pralafera et le chef Roberto Rizzi Brignoli –, l’élégant écrin de la cité vaudoise devient l’épicentre du pouvoir anglais, du lyrisme flamboyant et de l'opulence avec des décors et des costumes faramineux autant qu’historiquement justifiés. Les fameux portraits royaux prennent vie, autour d'eux gravitent les ensembles de courtisans, de chasseurs ou de lords aux habits presque aussi divins, signés Fernand Ruiz.

L'Ouverture plonge dans les épaisses cloisons du drame romantique, sans négliger bourrasques et cavalcades, joyeuses et alertes comme chez Rossini. Très juste et dirigé de main de maître jusqu'au fantastique et à l'expression d'une force amoureuse brute ou toute délicatesse, l'Orchestre de chambre de Lausanne offre déjà la vision du trouble et de la folie semés par Enrico, personnage sauvage montré tout de suite en action, aux premières lueurs de Windsor, entamant sa danse meurtrière dans de brefs ébats avec une jeune et belle inconnue.

Scindée en deux, la scène est aussi livrée à l'appréhension des chevaliers, riche de l'émission capiteuse du Chœur de l'Opéra de Lausanne. Puis, le mezzo Ketevan Kemoklidze donne à l’entrée de Giovanna di Seymour le ton de la soirée, à savoir terrible, mais aussi extrêmement clair, de souffle impressionnant et de longue et belle tenue [lire notre chronique du 13 décembre 2016]. Au travers du luxe des candélabres – lumières témoins expertes des crimes, par Franco Marri – et de l'épatante galerie de courtisanes, l'Introduzione révèle déjà une puissante Anna en Shelley Jackson, capable d'étincelants ornements à la première cabalette. Dans l'atmosphère musicale délirante autour du rôle-titre, la jeune Nord-américaine se taille la part du lion. Souhaitons-lui que cette plantureuse Anna Bolena marque le début de la célébrité internationale comme pour le compositeur Donizetti en 1830, année de la création de l'opéra à Milan, mais aussi de la première parisienne.

Tenu par la basse Mika Kares [lire nos chroniques du 13 mars 2013, du 28 juillet 2016, des 4 janvier et 15 novembre 2018], Enrico fait montre d'une voix colossale et d'une intéressante gourmandise face à Giovanna, déchirante, qui semble emporter définitivement l'adhésion du public. De même vite ovationné, Edgardo Rocha commence la partie de Riccardo Percy dans une belle fébrilité (la cavatine Da quel di che, lei perduta) une performance de demi-dieu en réussissant les grands airs de ténor [lire nos chroniques du 26 juin 2014 et du 3 mai 2016]. Le personnage du page Smeton bénéficie aussi d'une cavatine remarquable, Un bacio ancora, qui met en valeur, chez le mezzo Cristina Segura, le soin de l'émission et l'aisance de la ligne dans l'interprétation de sentiments puissants [lire notre chronique du 4 octobre 2017]. Même les plus discrets se distinguent, comme le ténor Aurélien Reymond-Moret en Sir Hervey, volontaire dans ses interventions [lire notre chronique du 25 avril 2018], et la basse Daniel Golossov, Lord Rochefort chaleureux et riche dans le grave [lire nos chroniques de La clemenza di Tito, Luisa Miller et Tosca].

Le finale du premier acte tient toutes ses promesses en un tableau prodigieux, où Enrico se montre plus joueur et sadique, tandis qu’Anna confond pureté et héroïsme. Plus tragique, traversé d'un duo puis d'un trio exceptionnels, le second, dans la sobre mise en scène efficace et visuellement magnifique, fait errer l'imagination dans des salles somptueuses avec les secrets du monde. Il offre toute l'étoffe du plateau vocal à mesure que Percy brille de vertu, de tendresse et de poésie amoureuse, à l'opposé de l'imperturbable Enrico.

FC