Chroniques

par gilles charlassier

Anna Nicole
opéra de Mark-Anthony Turnage

Royal Opera House Covent Garden, Londres
- 4 mars 2011
Création de la commande passée à Mark-Anthony Turnage
© bill cooper / the royal opera

La fortune de Covent Garden risque de faire des envieux. La commande en seize scènes et deux actes passée à Mark-Anthony Turnage par le Royal Opera House affiche complet, en ce soir de dernière. Là où la chance laissée aux créations par les maisons sur le continent rencontre, malgré les efforts, la résistance de fauteuils vides, ou abandonnés au cours de la représentation, le halo de stupre qui ceint le sujet d’Anna Nicole a fait preuve d’une efficace redoutable. La controverse suscitée par l’argument, relayée par la musique, aura au moins réussi à faire accroire à la vitalité de l’opéra aujourd’hui. Et ce ne sont pas les commentaires bruissonnants au cours de la réception post-performance réunissant les participants au forum biannuel d’Opera Europa [lire notre chronique] qui le démentiront.

L’histoire est tirée d’un fait divers qui abreuva outre-Atlantique les gazettes assoiffées de sordide. Il s’agit d’une fille-mère, comme on les appelait jadis chez nous, à qui les sirènes de la richesse et de la gloire vont tourner la tête. Anna Nicole Smith, après avoir donné un coup de pouce siliconé à sa poitrine, épousera un riche magnat du pétrole. Hélas, le vieux monsieur passera de vie à trépas et la famille du défunt refusera de laisser l’héritage à la jeune veuve, laquelle deviendra la pâture du voyeurisme de Stern, l’avocat, et, par son entregent, des médias.

Anna Nicole, dévoyée de notre époque ?
L’interrogation aura sans doute titillé plus d’un mélomane à la lecture du titre de l’ouvrage. Mais au bout de quelques scènes et d’une musique qui enfile les stéréotypes du jazz et de la pop, c’est la perplexité qui domine face à cet hermaphrodite stylistique. La construction dramatique, bien que parfois élémentaire, révèle un savoir-faire issu de la tradition lyrique. Mais le support ne s’élève pas au delà de la rubrique faits divers. On a beau décrier l’indigence de certains livrets de bel canto ou d’opéra baroque, ils n’en demeurent pas moins le résultat d’un travail littéraire, tant dans la forme que dans le contenu, fût-il médiocre. Ici, nous restons au niveau de la chronique. Les news ont simplement revêtu les habits du théâtre. Une telle illusion ne conduit à aucune transsubstantiation. La critique de notre société de consommation passe en revue les aberrations de notre époque avec la complaisance du politiquement correct.

Quant à la facture musicale, c’est un produit industriel qui sied à des oreilles appauvries par l’hégémonie du fond sonore. L’écriture vocale excède à peine les exigences de la comédie musicale. Tout est narrativité – encore faudrait-il qu’il y eût un réel travail narratif. Inviter Eva-Maria Westbroek pour incarner le rôle-titre était sans doute faire trop d’honneur à la partition de Turnage. Sans l’aura du soprano néerlandais, l’opéra n’aurait pu tenir, dit-on. Nous préférerions dire qu’en dépit de la présence d’une grande prêtresse de l’art lyrique, l’ouvrage n’émerge pas du purgatoire intellectuel dont il est issu.

Gerard Finley, avec ses qualités déclamatoires, se montre tout à fait à son aise dans le rôle de l’avocat Stern – mais pourquoi est-il allé s’engager dans une telle galère ? Nous serions partiaux si nous n’évoquions pas le catalogue de médicaments que récite Daniel, le fils d’Anna Nicole (Dominic Rowntree), adolescent drogué au Prozac et autres adjuvants moléculaires. Mais y a-t-il ne serait-ce qu’une ébauche de construction stylistique dans cette couronne verbeuse ?

Le professionnalisme de Richard Jones n’est pas en cause : la scénographie accompagne fidèlement la vulgarité du propos. À la tête de l’Orchestre du Royal Opera House, Antonio Pappano manifeste une conviction que ses efforts louables ne parviennent pas à faire partager.

D’aucuns affirment qu’un tel opéra renoue avec la tradition des siècles précédents où l’on créait des ouvrages sans se soucier nécessairement de la postérité. Un tel jugement oublie le nombre considérable de partitions lyriques qui ne connaissent point de lendemain, sans qu’il faille par ailleurs préjuger des intentions du compositeur d’écrire ou non pour l’histoire de la musique. Reste que le manque évident d’ambition de Mark-Anthony Turnage dans Anna Nicole, s’il en fait un bon produit culturel, pose un réel problème quant à son appartenance au genre. Le jour où la consommation aura aboli les remparts à l’intérieur desquels se tient encore l’essence sacrée du rituel que constitue le fait d’aller écouter un opéra, peut-être une telle question trouvera-t-elle d’elle-même sa réponse.

GC