Chroniques

par gilles charlassier

Ariadne auf Naxos | Ariane à Naxos
opéra de Richard Strauss

Opéra de Lausanne
- 17 mars 2019
Frank Beermann joue Ariadne auf Naxos (1912), l'opéra de Richard Strauss
© alan humerose

Une dizaine de jours après Toulouse et quelques autres avant le Théâtre des Champs-Élysées, l'Opéra de Lausanne met à l'affiche la deuxième des trois Ariadne auf Naxos programmées en Europe francophone en ce mois de mars. Coproduite avec Nancy et Dresde où elle a déjà été donnée, la mise en scène habile et pensée de David Hermann ne fait pas l'économie du bagage philosophique et métaphysique de Strauss et Hofmannsthal.

Avec la complicité des décors de Paul Zoller, la présente lecture ne cherche aucun lien artificiel entre les deux parties de l'ouvrage, si ce n'est leur superposition comme deux cheminements herméneutiques dans la dialectique entre trivial et sublime, assumant la disjonction apparente comme leur connexion réelle. Devant un panneau blanc de trois portes, celles de loges dont le nombre peut aussi bien évoquer l'arrivée de Tamino devant le Temple (dans Die Zauberflöte), les inquiétudes des uns et des autres se mêlent aux injonctions du Majordome, parfois depuis la salle, tandis que s'agitent les protagonistes du spectacle à venir, dans un claquement d’huis très théâtral où l'on aperçoit des intérieurs comme autant de cristallisations des attentes et désirs de chacun, entre la verdure enchantée de l'idylle dont sort Zerbinetta et la chambre froide, comique refuge littéral où le Compositeur s'enfermera pour mourir plutôt que de se compromettre avec ce monde, ici-bas. Dessinés par Michaela Barth, les costumes contemporains façonnent des stéréotypes savoureux, à l'exemple du Maître de danse à l'allure punk.

L'Acte d'opéra contraste avec une scénographie presque statufiée. Les personnages de commedia dell'arte sont confinés dans les pastels chamarrés d'une réplique d'un Watteau, tandis que la désolation d'Ariane est figée dans la cendre et le noir d'un polymère prenant parfois l'allure d'un tain, troublant la perception de l'espace d'un plateau aux dimensions favorables à la réflexion acoustique. Modulant des effets de pénombres et de perspectives, les lumières de Fabrice Kebour, aux ressources poétiques évidentes et renouvelées, enveloppent la scène de mordorures à l'arrivée de Bacchus. Le final fige l'héroïne au milieu des solistes de l'intermède léger, tandis que la divinité libératrice s'effacera dans les coulisses, fixant ainsi le drame de l'amante abandonnée en un songe où se réconcilient les forces contradictoires de la civilisation depuis l'Antiquité, la tragédie et la comédie.

Dans le rôle-titre, apparaissant sous les traits de la Primadonna dans le Prologue, Christina Nilsson fait valoir une précision parfaitement projetée qui soutient un lyrisme ciselé, sans épaisseur inutile, s'affranchissant sans peine des opulences parfois attendues. En Bacchus, alias le Ténor au début de la soirée, Michael König affirme le métal mat et l'émission large de l'héroïsme wagnérien, avec un éclat sans doute altéré par les ans, jusqu'à l'accident dans l'aigu. Marie-Ève Munger déploie le babil virtuose et délié de Zerbinetta, sans jamais se départir d'un sérieux qui ignore l'insouciance souriante pourtant idiomatique du personnage. En Compositeur, Deirdre Angenent fait frémir un engagement indéniable et un sens de l'intimité psychologique qui ne dépare pas au regard de l’incarnation toulousaine.

Le reste de la distribution ne démérite aucunement. Oliver Zwarg démontre une appréciable bienveillance, presque paternaliste, en Maître de musique. Johnathan McCullough (Arlequin), François Piolino (Scaramouche), Daniel Golossov (Truffaldin) et Aurélien Reymond-Moret (Brighella) forment un solide et complice quatuor d'Italiens, auquel répond le complémentaire trio de nymphes – Julie Martin du Theil (Naïade), Rira Kim (Echo) et Myriam Bouhzada (Dryade). Outre l'intelligibilité forcée, mais sans agressivité, de la déclamation du Majordome campé par Martin C. Turba, mentionnons les interventions du Maître de danse, confiées à Andreas Jaeggi, ainsi que celles de Joël Terrin (Perruquier, Circé), Raphaël Hardmeyer (Laquais) et Fernando Cuellar Leon (Officier).

À la tête de l'Orchestre de Chambre de Lausanne, Frank Beermann développe les alchimies chambristes de la partition, avec une relative prudence initiale dans les tempi qui sera récompensée par un instinct de la construction et de l'énergie dramatiques de l'œuvre, révélées de manière aussi sensible qu'équilibrée. Un spectacle de très belle facture qui éclaire les symboles et les archétypes irriguant Ariadne auf Naxos.

GC