Chroniques

par bertrand bolognesi

Ariane et Barbe-Bleue
conte musical de Paul Dukas

Théâtre du Capitole, Toulouse
- 4 avril 2019
Stefano Poda signe une somptueuse mise en scène de l'opéra de Paul Dukas !
© cosimo mirco magliocca

Ce n’est pas souvent qu’une scène française s’aventure dans le seul ouvrage lyrique de Paul Dukas. Écrit à l’orée du XXe siècle sur un livret de Maurice Maeterlinck, Ariane et Barbe-Bleue fut créé à l’Opéra Comique, au printemps 1907. La dernière production en date fut signée à Strasbourg par Olivier Py, il y a déjà quatre ans [lire notre chronique du 30 avril 2015], tandis que celle de l’Opéra national de Paris, conçue par Anna Viebrock, est encore plus ancienne [lire notre chronique du 24 septembre 2007]. Loin de confiner l’argument dans une actualisation improbable, comme le fit cette dernière, ou de donner à voir (le rapt de la nouvelle épouse, les rêves sylvestres de liberté, etc.), quant à la plus récente, la proposition de Stefano Poda s’inscrit dans un univers poétique dont l’usage atteint la méditation spirituelle. Riche en ce qu’elle peut vouloir dire tout et son contraire, la veine symboliste de Maeterlinck est redoutable pour les chanteurs-acteurs : il s’agit d’inventer un destin dont toutefois le spectateur aperçoit à peine les lignes, du coup d’elles-mêmes signifiantes, sans autorité. Cette particularité de l’œuvre rend plus difficile encore l’habitation des rôles secondaires, mais ce soir, toutes les femmes du châtelain existent – miracle !

En réalisant dans les ateliers du Capitole le décor et les costumes de cette entrée d’Ariane et Barbe-Bleue au répertoire de la maison toulousaine, le metteur en scène italien (assisté de Paolo Giani Cei), qui conduit également les lumières, ne laisse rien aux hasards de collaborations qui, fussent-elles étroites et complices, contiendraient le risque du hasard, sinon du malentendu. Ainsi Stefano Poda assume-t-il seul la responsabilité de l’interprétation, pour le meilleur et pour le pire, pourrait-on dire, partant qu’avec cet artiste le meilleur est plus qu’à son tour au rendez-vous. Après Ariodante, Otello, Lucia di Lammermoor et Faust [lire nos chroniques des 15 avril et 27 mai 2016, du 4 octobre 2017 et du 23 janvier 2019, ainsi que notre critique DVD], il décline les affects de l’opéra de Dukas en blanc et en noir, main dans la main avec Pascal Rophé dont la direction musicale manie ardemment le contraste. Au pupitre de l’Orchestre national du Capitole, le chef alterne terreur et suavité, dans une dynamique qu’on osera dire érotique. C’est à la fosse que revient la description haletante de la révolte des paysans et de la capture de Barbe-Bleue : la battue s’y attelle si énergiquement qu’à celui qui prétendra ne la voir point l’on reprochera une surdité malheureuse. La puissance dramatique de cette lecture est indéniable, jusqu’à parfois entraver l’équilibre avec le plateau. Au retour de l’entracte, la balance s’affine et l’expressivité gagne en nuance, ce qui donne à penser qu’idéales seront les prochaines représentations, sans contraindre les voix à se durcir.

Outre celles du Chœur du Capitole, toujours si soigneusement préparées par Alfonso Caiani, c’est un octuor efficace qui s’invite dans les protagonistes du huis clos. Octuor, vraiment ? Oui, car si le personnage d’Alladine n’émet aucun son, son silence interagit comme une interrogation dans le lyrisme partagé, une voix peut-être éteinte ou qui pourrait naître de la libération à venir – qui sait ?... Dans une scène secrète, la belle présence de la comédienne Dominique Sanda, très active au cinéma de 1970 à 1995 (avec de nombreux films italiens) et dont on garde un grand souvenir de l’incarnation, au théâtre, de la psychanalyste Melanie Klein, ouvre le spectacle sans une note, sans un mot. Une sorte de chasuble magique associe Ariane et Alladine, une vêture que jamais ne portera aucune autre femme et dont les motifs tissent du noir sur du blanc, bientôt du blanc sur du noir.

Erminie Blondel prête un soprano délicat à Bellangère, le timbre coloré d’Andreea Soare se charge de Mélisande, Marie-Laure Garnier livre une Ygraine généreuse et phrasée avec avantage, quand à Sélysette le legato velouté d’Eva Zaïcik dispense ses délices. On retrouve avec plaisir Janina Baechle en Nourrice – une partie essentielle à cet opus qu’elle sert avec engagement [lire nos chroniques du 8 mars 2007, du 28 mars 2011, du 18 janvier 2013, du 26 mars 2015 et du CD Mahler]. Applaudi en début de saison en un Arkel des plus pervers qu’on ait rencontré [lire notre chronique du 19 octobre 2018], Vincent Le Texier offre son baryton désormais un rien monolithique aux quelques moments chantés de Barbe-Bleue, mais c’est assurément par une l’allure d’abord hautaine et brutale, puis désemparée – celle d’un enfant à peine né qui réclame tous les soins – que brille le chanteur. Le retour de Sophie Koch sur la scène du Capitole, où elle s’est souvent produite, fait évènement. Sa première Ariane possède ce qu’il faut de maîtrise et d’ascendant, avec une émission très franche et une voix qui, peu à peu, se déploie, lyrique et pleine pour ce rôle de rédemptrice [lire nos chroniques du 15 octobre 2017, du 14 août 2014, du 17 février 2013, des 3 juin et 6 octobre 2011, des 14 janvier et 26 mars 2010, du 11 mai 2008 et du 9 octobre 2007, ainsi que notre entretien wagnérien].

Une vapeur discrète nimbe le rehaut de la fosse, accueillant quelques projections éparses, à peine identifiables (reflets dans l’eau, étoiles et scintillements divers). La scénographie du cauchemar consenti affronte un haut mur sculpté où s’enchevêtrent des corps suppliciés. Dans cette blancheur d’effroi, des escaliers mènent aux portes du meurtre présumé. La Nourrice, en noir, attend, allongée, sur l’un d’eux, tandis que, blessés au dos (peut-être des spectres ?), des hommes en toges blanches escortent Ariane au château. La musique commence – et le tulle, qui approfondissait la brume, de se lever. « Où sommes-nous ? »… Suspendues dans les corps de la forteresse, les portes se reflètent énigmatiquement dans le miroir du sol qui semble tout surveiller. Le trésor fait son apparition, d’abord sous forme de crânes de béliers, à comprendre peut-être comme futurs objets de sacrifice qui dispensent l’oracle, plutôt qu’en symboles de quelque tonnerre divin – à moins que, loin de les limiter, il les faille considérer dans une largesse paradigmatique qui inclurait aussi quelque allusion à la Toison d’Or, entre autres. Le dispositif recule lorsque le chœur chante Orlamonde, et libère un espace qui paraît immense. Le dos d’un vaste labyrinthe se dessine au plafond, écho de l’avers lumineux, dans la glace horizontale. Les captives concluent le premier acte en des robes-fleurs dont la corolle s’épanouit au dos. Comme surgissant de la terre, les hommes reviennent, exempts de toute plaie, cette fois. Qui est enfermé là ? L’acte médian affirme que c’est Barbe-Bleue lui-même, dans sa propre perversion. Les cages atteignent le plateau : « la porte se referme ». L’approche de la féminité opprimé est renforcée par l’évolution de danseuses dont s’entrave le geste, à la manière butō, jusqu’au final les montrant en victimes d’une convulsion qu’il ne s’agit plus de danser (Nicolette Cabassi, Juliette César, Cécile Mauclair, Frida ocaompo, Léa Perat et Sophie Planté). Tandis que l’héroïne s’est élevé dessus le châtelain, détenu sans fers, les vitres des porches se brisent – « je vais descendre dans les ténèbres ». Le noir survient au dernier acte, avec des figurantes (Eva Bossaert, Sylvie Clanet, Elfi Forey, Paula Espinoza, Marine Jardin et Fanny Kuhn ) dont le visage disparaît sous un charbon poisseux, les chanteuses arborant des robes à l’ourlet goudronneux. Entre escrimeur et samouraï, les paysans envahissent le dispositif – s’il paraît simple, méfions-nous des prétendues simplicités d’artiste – et livrent la brute qu’Ariane ne tuera point, sauf à lui faire grâce. Encore pourrait-on présager la libération de la puissance de la Shekhina, selon certains kabbalistes lisant dans l’accouplement d’un(e) Juste aux forces du Mal le suprême anéantissement qui, en les rendant bonnes, nous rédime tous. « M’accompagnes-tu ? » : à quoi bon, Barbe-Bleue enfin rendu à son humanité ? La Nourrice ferme définitivement la porte centrale : la mission d’Ariane achevée, naît un autre monde. À l’œuvre, l’excellence de Stefano Poda [lire notre entretien], répondant en maître à l’idée de Christophe Ghristi de lui confier la mise en scène d’un opéra à la mesure de son art art (à voir jusqu'au 14 avril) – voilà la marque d’un grand directeur, assurément !

BB