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Armide
tragédie en musique de Jean-Baptiste Lully
En une période où la dépense culturelle est rigoureusement soumise à un contrôle permanent et trop souvent pointée du doigt par des successions ministérielles tenant plus de révizors que de secrétaires d’État convaincus d’une mission véritable et sincère, recycler une scénographie d’une Armide l’autre pourra sembler solution idéale pour maintenir une saine économie du spectacle vivant. Par-delà le fait qu’un tel principe peut générer un appauvrissement certain de la démarche artistique, on envisage aussi qu’il constitue une contrainte plus qu’une entrave et que la création sait y tracer son chemin. Dans le décor de Bruno de Lavenère, Lilo Baur signait il y a près de deux ans sa vision de l’Armide de Gluck (1777), spectacle qui, avouons-le, ne nous avait guère plu [lire notre chronique du 5 novembre 2022]. Remontant à peine moins d’un siècle auparavant, la comédienne et metteure en scène suisse [lire nos chroniques de Dido and Æneas, La Resurrezione et Lakmé] s’attache aujourd’hui à celle de Jean-Baptiste Lully (1686), à l’origine du livret de Quinault également utilisé par le Bavarois.
Est-ce d’en attendre moins qui nous dispose mieux ? Peut-être… mais pas uniquement : l’ouvrage du Florentin de la cour du Soleil offre indéniablement une respiration plus favorable à la conception de Lilo Baur, à moins qu’après un premier coup d’archet l’artiste ait désormais loisir de mieux affiner sa proposition. Toujours est-il qu’après une première partie encore laborieuse, les trois derniers actes gagnent un élan appréciable qui sert étroitement le propos, jusqu’à mener à l’émotion. Si l’arbre magique qui concentre toute action n’offre pas plus d’intérêt, sans doute est-il cette fois suffisamment investi pour n’être point si gênant qu’il le fut. De l’intrigue la lumière de Laurent Castaingt dessine poétiquement les ciels contrariés, quand la vêture imaginée par Alain Blanchot fait son office. Le corps théâtral comme le choral trouvent dans les mouvements qu’a réglés la chorégraphe portugaise Cláudia de Serpa Soares un naturel renouvelé qui, pour ne pas vraiment magnifier l’événement, ne dérange personne [lire notre chronique de L’amour des trois oranges].
Bien que le plateau vocal accuse un manque certain, il n’est pas sans dispenser de francs bonheurs. Ainsi découvre-t-on Abel Zamora dont le ténor clair fait merveille dans la partie de L’Amant fortuné. Le raffinement du chant, la précision de l’impact et la ciselure de l’incise signale positivement d’un jeune chanteur infiniment présent à la prosodie [lire notre chronique du Tribut de Zamora]. Nous ne saurions en dire autant de Florie Valiquette dont la diction nécessite un recours constant au surtitrage (Gloire, Sidonie, Lucinde, Bergère), tandis qu’Apolline Raï-Westphal satisfait pleinement (Sagesse, Phénice, Mélisse, Nymphe), pour le rendu du texte comme pour la séduisante fraîcheur du timbre. Avec un plaisir inchangé nous retrouvons l’efficace Enguerrand de Hys (Artémidore, Chevalier danois) qui fait habilement danser la ligne vocale lorsqu’est en jeu l’élan amoureux [lire nos chroniques de L’île du rêve, Fantasio, Phèdre, Roméo et Juliette, La nonne sanglante, Trois contes, L’inondation, Parsifal, Il mondo della luna et Henry VIII], et le baryton ferme d’Anas Séguin qui, outre d’offrir un format confortable, phrase luxueusement sa Haine [lire nos chroniques de Don Carlo, Le nozze di Figaro, Carmen, La traviata, Der Freischütz, Three lunar seas et Saint François d’Assise].
D’abord trop généreux, voire presque heurté, Cyrille Dubois, si fin mozartien par ailleurs, invite un Renaud forcé qui parviendra peu à peu à convoquer des charmes plus subtils – connaissant le chant délicat et fort cultivé d’un ténor qui jamais ne déçoit, envisageons qu’une quelconque méforme a modifié l’émission avant qu’il pût placer enfin son organe au delà [lire nos chroniques de Street Scene, Le désert, Le roi Arthus, Mitridate, Così fan tutte, Le domino noir, Les Troyens, Les pêcheurs de perles, Phryné, Don Giovanni et Die Zauberflöte]. De plus en plus sombre, le timbre du baryton-basse Edwin Crossley-Mercer surprend dans un Hidraot à l’imposante robustesse [lire nos chroniques de Winterreise, L’amour coupable, La Cenerentola, Castor et Pollux, Alceste, Orlando paladino, Les Indes galantes, enfin Moïse et Pharaon]. Dotée d’un mezzo-soprano certes sonore et de la présence dramatique attendue, Ambroisine Bré ne convainc toutefois pas en Armide : l’intonation demeure instable et l’intelligibilité du français n’est pas au rendez-vous [lire nos chroniques de Comala, La clemenza di Tito et Israel in Egypt]. Incarnant Arontye puis Ubalde d’un baryton-basse chatoyant, Lysandre Châlon est la belle rencontre de cette soirée : la sûreté de l’émission, la richesse de la couleur vocale et le charisme provoquent sans effort le désir de l’entendre dans des rôles plus conséquents.
Depuis toujours fervent champion de la musique de Lully, Christophe Rousset retrouve l’ultime tragédie en musique achevée par le compositeur – la gangrène vint définitivement suspendre Achille et Polyxène à la fin du premier acte, la main de Colasse venant ensuite compléter l’ouvrage – dont nous applaudissions son interprétation nancéienne il y a quelques années [lire notre chronique du 26 juin 2015]. L’urgence dramatique et la pompe se marient idéalement dans la présente lecture, à la tête de ses Talens Lyriques et du chœur de chambre Les éléments dont les artistes furent dûment préparés par Joël Suhubiette. Encore saluerons-nous les deux danseuses et les quatre danseurs de cette Armide : Mai Ishiwata, Panagiota Kallimani, Fabien Almakiewicz, Nicolas Diguet, Rafael Pardillo et Emilio Urbina.
En périphérie de la représentation, plusieurs discours ont marqué la soirée. D’abord celui de Louis Langrée, directeur de l’Opéra Comique, rendant hommage au jeune soprano belge Jodie Devos emporté hier par la maladie à l’âge de trente-cinq ans, musicienne dont la trop brève carrière avait ravi [lire nos chroniques de L’hirondelle inattendue, Le chalet, Le timbre d’argent, Pygmalion, Die Entführung aus dem Serail, Mignon, On purge bébé, Zoroastre et Lucie de Lammermoor]. Enfin, à l’issue du spectacle, dans le foyer du théâtre, Christophe Rousset, chevalier de l’ordre national de la légion d’honneur, était élevé au grade d’officier. Félicitations !
BB