Chroniques

par bertrand bolognesi

Beethoven, Liszt et Strauss
Lars Vogt, Staatskapelle Dresden, Christian Thielemann

Théâtre des Champs-Élysées, Paris
- 12 mars 2014
photographie de Bertrand Bolognesi : Antiquität à Schwabing, 2010
© bertrand bolognesi, schwabing, 2010 | antiquität

Retour de la prestigieuse Staatskapelle Dresden à Paris et de Christian Thielemann, son chef principal depuis bientôt deux ans, dans un programme qui couvre près d’un siècle de création musicale, du romantisme naissant à la fêlure Jugendstil, en passant par Ferenc Liszt dont l’Orphée de 1854 ouvre la soirée. Les harpes délicates du saint-patron païen des poètes-musiciens nous plongent d’emblée dans la Grèce fantasmée de Weimar… mais pour quelques instants à peine : Thielemann enfle soudain le ton, souffle une démesure quasiment regerienne au poème symphonique, dans une verve complètement anachronique. Adieu, subtile symbolisme et statisme contemplatif ! Sans autre dynamique que la « nuance technique » indiquée et par-delà la grande qualité des pupitres, dont un violoncelle solo qui, souverain, porte très haut son trait, cette lecture déploie un pathos des plus lourds qui bientôt métamorphose l’œuvre en un mouvement de symphonie de Tchaïkovski – bref, grand effet pour presque rien.

Après cette mise en bouche trop copieuse, Lars Vogt introduit le Concerto en sol majeur Op.58 n°4 de Beethoven dans un velours moelleux. Nettement plus mince, l’orchestre fait une entrée sans aura superfétatoire dans l’Allegro moderato qui bénéficie d’une ciselure plus travaillée, avec des bois à la saveur toute mozartienne. À son retour le piano arbore une sonorité feutrée qui tend l’œuvre vers les atermoiements schubertiens à venir. Mais outre les rubati ostentatoires d’une baguette « gothique » à faire peur qui pâme le discours en des délais tant maniérés que pachydermiques, encore faut-il compter sur un instrument usé et mal réglé, à l’accord incertain, dont le bruit de la mécanique vient engluer le rendu des trilles et « bastringuer » la cadence.

D’avantages, ce piano en possède au moins un : la tendresse d’une sonorité secrète, idéale dans l’introspection et la lenteur – s’en accommodera parfaitement la moiteur de la Valse en la bémol majeur Op.39 n°15 de Brahms, donnée en bis. Aussi l’Andante médian y rencontre-t-il un complice propre à piloter idéalement son onctueuse méditation. Entre la caresse sensible du pianiste et la fermeté des cordes, le contraste est saisissant. Vogt et Thielemann étirent le mouvement dans un cantabile recueilli. Pas un bruit, la salle est suspendue aux doigts du soliste. Du coup, le début du Rondo gagne une mélancolie rétroactive. Mais ni l’imprécision d’un instrument sans relief ni la vigueur spectaculaire des tutti ne sauront mener à bon port cette exécution.

Après une première partie guère concluante, le concert se poursuit avec Ein Heldenleben Op.40 de Richard Strauss. L’élan initial de l’interprétation n’est pas des plus raffinés, il faut le reconnaître. Mais surviennent bientôt des alliages timbriques particulièrement mis en valeur, même si le geste demeure globalement pâteux. On pense à l’incessante retouche d’un Max Slevogt, par exemple, dans ce rehaut du pinceau qui en surenchérit la matière. Cinq ans avant de composer Salome, Strauss en pose ici les jalons, dans le ricanement des flûtes comme dans le suif des tubas. En 1898, voilà quelques douze printemps qu’il s’attelle à la Tondichtung avec huit contributions au genre qui scelleront sa maîtrise de l’orchestration, à l’œuvre dans les fameux opéras encore à venir. De fait, c’est au théâtre que nous propulse la narration volontiers bondissante de cette Vie de héros. L’exécution gagne peu à peu une inspiration qu’on n’attendait plus, opposant les climats dans une remarquable générosité dramatique.

Entre le chant exceptionnel du premier violon solo (Yuki Manuela Janke), la rare pureté de la sonnerie de cuivres « aus der Ferne », une merveille d’armada violoncellistique, la phalange saxonne tisse au fil d’or le flamboiement de cette page dont Christian Thielemann révèle vigoureusement la « modernité ». C’est alors vers la patte de Lovis Corinth qu’il faut regarder, son opulente lumière toujours un peu orgiaque – la Salomé du peintre est strictement contemporaine de la création d’Ein Heldenleben (1899) ! –, et plus loin encore vers la noirceur d’Elektra, celle qui mènera Corinth à l’Ecce Homo de 1925 où Kokoschka puiserait son expressionnisme méandreux. « Moderne » : le mot nous gênait un rien ; c’est donc d’expressionniste qu’on qualifiera le mieux cette fort belle version.

BB