Chroniques

par david verdier

Caligula delirante | Caligula délirant
opéra de Giovanni Maria Pagliardi

Théâtre de l’Athénée-Louis Jouvet, Paris
- 10 mars 2012
une marionnette de Mimmo Cuticchio joue Caligula, opéra de Pagliardi
© maroussia podkosova

La folie sans limites de Caligula a fait de ce personnage historique un personnage de fiction, en proie avec l'hybris, démesure des héros des tragédies grecques. De Suétone à Camus, la mise en scène de cette folie du pouvoir et de la destruction frappe l'esprit par sa dimension spectaculaire. Ce délire fait de Caligula un personnage baroque avant l'heure. Le livret de Domenico Gisberti ne retient rien des anecdotes sanglantes ni de l'écurie de marbre de son cheval Incitatus. La perte de la raison est le prétexte au basculement dans l'onirique et la féérie.

Soixante ans après Monteverdi, Pagliardi recrée à travers Caligola delirante un autre genre de fable en musique, dans la lignée des opéras pour marionnettes vénitiens du XVIIe siècle. La déraison est vécue comme moteur de liberté narrative, comme souvent dans le théâtre baroque. C'est également l'occasion de découvrir un personnage terrifiant au caractère d'adolescent colérique, victime d'un sort plus proche du vaudeville que de la malédiction des dieux. Cette œuvre traduit le goût de l'époque pour la complexité des situations et des personnages historiques. La confusion des genres comiques et dramatiques témoigne d'une liberté de ton vouée à disparaître avec l'apogée de l'opera seria à venir.

Ce Caligula frappe par le fulgurant succès qu'il connut, aussi bien que par l'oubli dans lequel il tomba par la suite. Maître de chapelle de la famille Medicis à Florence, Giovanni Maria Pagliardi (vers 1637-1702) est l'auteur d'une œuvre qui ne dépasse pas la dizaine d'opus (dramma per musica pour la plupart, ainsi que des motets, oratorios, cantates et madrigaux spirituels). Derrière l'invraisemblance baroque de la narration se trouve une tentative de définition de la folie et des domaines qu'elle occupe dans le vaste champ que l'on nomme « réalité ». Un philtre d'amour mal dosé est à l'origine de la folie réelle de celui qui, littéralement, voit ensuite sa tête se détacher de son corps et s'envoler dans les airs. Dans son délire d'amour, de pouvoir et de songes, Caligula est tiraillé entre l'amour de l'impératrice Cesonia et la reine de Mauritanie Teosonia. Un réseau compliqué de passions en trompe-l'œil aboutit à une confusion des sentiments, jusqu'à un suicide raté qui fait miraculeusement retrouver sa raison à l'empereur.

Déguisé en Hercule ou chevauchant la lune qu'il convoite, Caligula délirant agite un regard éperdu rendu particulièrement expressif par l'usage de pupilles en verre coloré. Cette folie douce appartient à la fois au monde réel et au monde des rêves.

En collaboration avec Mimmo Cuticchio et la compagnie Figli d’arte Cuticchio de Palerme, Vincent Dumestre a poursuivi un projet né par hasard, à la suite de la découverte du manuscrit à la bibliothèque Marciana de Venise. Les marionnettes dont il s'agit sont façonnées en bois, avec des manipulateurs en robe noire qui agissent directement sur scène, plus explicitement encore que dans le bunraku japonais, son cousin éloigné. L'absence de procédé technique permettant de moduler les expressions du visage oblige à un effort de concentration d'écoute du récit chanté par les interprètes placés latéralement à la petite scène centrale. Une rangée de bougies donne une touche discrète et ambrée à ce palais de poche qu'un pivotement de panneau transforme en jardin ou en rivage maritime.

Musicalement inscrite dans une tradition déjà bien éprouvée, la partition reprend les thèmes monteverdiens des tumultueuses Batailles, très proches du Combattimento di Tancredi e Clorinda ainsi que des broderies sentimentales rapprochant genre madrigalesque et style rappresentativo (imitatif). La modeste fosse du Théâtre de l'Athénée accueille huit musiciens du Poème Harmonique, dont le volume sonore et l'engagement dialogue de façon équilibrée et subtile avec la scène au-dessus d'eux.

La mise en scène d'Alexandra Rübner emporte l'adhésion en combinant l'authenticité des gestes, la liberté d'interaction entre les « acteurs de bois » et le ballet des manipulateurs vêtus de noir, tout comme les chanteurs. L'effet obtenu est non pas mimétique mais bien poétique. Cette apparente contradiction cache en fait le mécanisme qui est à l’origine du concept de la grâce. La grâce dont il est question ici n’est pas divine, elle est totalement mécanique. La grâce, écrit Kleist dans ce merveilleux petit texte dédié au Théâtre de Marionnettes, « apparaît dans sa plus grande pureté dans cette conformation humaine du corps qui, ou bien n’a aucune conscience, ou bien a une conscience infinie, c’est-à-dire dans le mannequin ou dans Dieu ». Pagliardi n'aurait rêvé meilleure définition de l'art qu'il cherchait à atteindre et qui, grâce à des interprètes comme Vincent Dumestre et Mimmo Cuticchio reprend vie aujourd'hui.

DV