Chroniques

par bertrand bolognesi

Cardillac
opéra de Paul Hindemith

Opéra national de Paris / Auditorium Bastille
- 14 octobre 2005
Cardillac de Paul Hindemith entre au répertoire de l'Opéra national de Paris
© éric mahoudeau | opéra national de paris

Le rideau se lève sur un impressionnant hall d'hôtel de l'entre-deux-guerres, et une bousculade, motif cher aux mises en scène d’André Engel (K…, Lady Macbeth de Mzensk, etc.) dans lesquelles diverses foules sont toujours judicieusement déplacées. Avec autant d'efficacité dans le traitement des mouvements d'ensemble que dans le détail, cette réalisation invente et décline les contraintes que ses choix personnels ne manquent pas d'imposer. Ainsi, la lace de la ville devenue pôle agité et mondain de la fin des années vingt cède-t-elle la place à la Chambre à coucher de la Dame… qui dort à l'hôtel, bien sûr ; et parce que l'orfèvre Cardillac vit incontestablement dans le luxe, aucune incohérence à ce qu'il fasse d'une suite son atelier.

Si le livret de Ferdinand Lion adapté de Das Fräulein von Scuderi, la nouvelle d’Ernst Theodore Amadeus Hoffmann, situe l'action à Paris au XVIIe siècle, cette interprétation poursuit les brillantes actualisations d’Engel (The Rake's progress, etc.), créant par une datation évidente une véritable symbiose esthétique entre fosse et scène, la partition de Paul Hindemith s'avérant entre toutes comme un objet de ces années-là, ne regardant pas plus vers le passé que vers l'avenir (si ce n'est celui de l'Opus 40 de Schönberg qui, en 1941, n'est certes pas l'exemple le plus moderne de son auteur). Avec la précieuse complicité de Chantal de La Coste Messelière pour les costumes et de Nicky Rieti pour les décors, le climat fantastique renvoie à tout un univers de fables policières plus ou moins horrifiques, celui de Marcel Allain et Pierre Souvestre, Georges Franju, Norbert Jacques, Maurice Leblanc ou Gaston Leroux, héritiers de Paul Ponson du Terrail, la cape et le haut-de-forme de Cardillac enjambant le vide entre toits et balcons pour poignarder ceux auxquels il a vendu « l'or sacré venu de la terre ».

La réussite de cette entrée de Cardillac au répertoire de l'Opéra national de Paris tient à une conjugaison heureuse de talents. Car si la production séduit un public qui ne bronche pas durant trois actes enchaînés (environ une heure et quarante minutes de spectacle, sans entracte), les choix de distribution et la conduite de la fosse contribuent tout autant à l'enthousiasme qui salue la représentation.

Stephen Gadd est ici un Sergent prévôt au timbre franc affirmant un brillant haut-médium, Roland Bracht campe un honorable Marchand d'or, le rôle du Gentilhomme étant confié au vaillant et lumineux Charles Workman qui mène son chant avec une maestria remarquable tout en se révélant la présence idéale pour ce personnage. Les seules réserves que nous émettrons concernent le mezzo-soprano Hannah Esther Minutillo qui incarne la Dame : si l'homogénéité du timbre est vérifiable sur toute l'étendue de la tessiture, des approximations de justesse (dans les phrases descendantes, principalement) et une couleur parfois ingrate peuvent contredire le charisme du personnage. Une remarquable unité domine le trio de tête : avec le bouillant Officier de Christopher Ventris, ténor possédant assurément les moyens et l'éclat du rôle, le velours et la lumière de la voix d’Angela Denoke, d'une agilité toujours au beau fixe, prêtant à la Fille de l'orfèvre des qualités que l'artiste libérera surtout dans le dernier duo, et l'excellent Cardillac d’Alan Held dont l'impact vocal domine le plateau et dont le physique de géant ajoute une touche particulière au conte.

De cet opéra créé à Dresde à l'automne 1926, Kent Nagano dirige une lecture d'une saisissante clarté, ne prenant jamais d'appui trop lourd sur les motifs récurrents de la partition. Dans le long interlude instrumental durant lequel le Gentilhomme pénètre dans la chambre de la Dame, lui offre le bijou convoité avant d'être occis pas la silhouette surgissant de la fenêtre, la vocalité des bois qui virevolte exquisément. Soignant les rares soli (trait de violon discrètement chatoyant du deuxième acte, par exemple) comme la fine déambulation entrelacée des tutti, le chef américain, rompu à l'exercice des musiques de cette époque (Schreker, Zemlinsky, etc.), obtient des musiciens de l'Orchestre maison une expressivité omniprésente et bienvenue. Les artistes des Chœurs font preuve d'une fiabilité exemplaire.

BB