Chroniques

par gilles charlassier

Cardillac
opéra de Paul Hindemith

Opera Vlaanderen, Anvers
- 3 février 2019
à Anvers, "Cardillac" de Paul Hindemith mis en scène par Guy Joosten
© opera vlaanderen | annemie augustijns

Inspiré d’une nouvelle d’Hoffmann, Das Fräulein von Scuderi (Mademoiselle de Scudéry, 1821), dont Ferdinand Lion a tiré le livret, Cardillac de Paul Hindemith reste, comme l’ensemble de la production lyrique du compositeur allemand, relativement discret sur les scènes. On se souvient, il y a une dizaine d’années, d’un spectacle réglé par André Engel à la Bastille, qui prenait le parti de l’intrigue policière dans un décor de toits de Paris venu de quelque Bohème ayant subi un polissage bourgeois à l’heure des Années Folles, celles de la création de l’ouvrage [lire notre chronique du 14 octobre 2005].

À l’Opéra des Flandres, Guy Joosten [lire nos chroniques de Freischütz, Elektra, Rigoletto et Wozzeck] choisit une interprétation différente. Si la même contemporanéité, quoiqu’ici plus germanique, affleure dans les très virtuoses foules projetées sur le rideau, comme le murmure de la gloire et des rumeurs entourant l’orfèvre, dans une stroboscopie prolongée par la chorégraphie de Darren Ross, la scénographie de Katrin Nottrodt privilégie la fonction symbolique [lire notre chronique de Kein Licht]. Sur fond noir dépouillé, assez cinématographique, et rehaussé par les camaïeux lumineux de Jurgen Kolb, elle module les ressources de l’anthracite et des évolutions du panneau spéculaire qui divise le plateau – autre manière habile de jouer avec les temporalités, de la fiction comme de son actualisation théâtrale, à Dresde en 1926.

Officiant à la cour de Louis XIV, Cardillac revêt la couronne du pouvoir suprême, avant de finir roi nu, quand seront découverts ses agissements. Ce que l’on pourrait qualifier de réalisme onirique emprunte d’ailleurs son mode de construction narratif à l’une des voies privilégiées d’une science encore nouvelle au lendemain de la Première Guerre mondiale : la psychanalyse. On ne s’étonnera guère, alors, que l’amas de polyester doré sous lequel étouffe le meurtre à la fin du premier tableau, prenne une forme intestinale – liant la pulsion de meurtre à une rétention pathologique. L’hétérogénéité des costumes participe de la même logique, cadavre exquis entre surréalisme et freudisme qui juxtapose une noire tenue d’officier, que le nazisme mettra à la mode, à une caricature du négociant en usurier juif XVIIe siècle qu’Anvers, où vit une diaspora conséquente, a sans doute imaginé déambuler au siècle de Louis le Grand.

En prise de rôle, comme presque toute la distribution, à l’exception de l’Officier confié à Ferdinand von Bothmer, ténor à l’éclat de caractère, Simon Neal fait forte impression en Cardillac. Son bronze solide, cuivré à l’occasion pour mieux faire ressortir les tensions psychologiques du personnage et sa possessivité arrogante, ignore pratiquement toute fatigue au fil d’une soirée où sa présence ne connaît guère de pause – dans une performance qui fait, à juste titre, l’impasse sur la tentation de l’entracte : une heure trente ne rend pas utile ce stratagème organisationnel. Imprimant sa marque puissante dans l’argument, l’incarnation du robuste baryton anglais fait opportunément de même sur le plateau [lire nos chroniques d’Œdipe, Der fliegende Holländer, Siegfried, enfin Die Gezeichneten à Cologne et à Lyon]. Betsy Horne ne se laisse cependant pas écraser par cette aura paternelle et criminelle : elle campe une Fille au dramatisme nourri qui ne néglige pas l’ambivalence et le calcul des sentiments. Theresa Kronthaler dessine une Dame homogène, ordonnée autour de l’intégrité du medium [lire notre chronique d’Hamlet], tandis que Sam Furness n’ignore pas la vigueur du Cavalier [lire nos chroniques de Billy Budd, Fidelio, Gloriana et Capriccio]. Négociant et Prévôt, Donald Thomson affirme une basse circonstanciée.

Préparé par Jet Smits, le Koor Opera Vlaanderen remplit son office, calibré par la direction musicale précise et implacable de Dmitri Jurowski, attentif à ne pas alourdir de sentimentalité l’écriture néo-baroque d’une partition portant l’empreinte de l’ivresse des formes chère à son auteur [lire nos chroniques de La dame de pique, Mazeppa, Rusalka et Le joueur]. Ce spectacle sera repris à Gand du 21 février au 3 mars.

GC