Chroniques

par françois cavaillès

Cavalleria rusticana | Chevalerie rustique, opéra de Pietro Mascagni
I Pagliacci | Paillasse, opéra de Ruggero Leoncavallo

Opéra-Théâtre Metz-Métropole
- 3 juin 2016
I Pagliacci (Leoncavallo) vu par Pierre-Émile Fourny à l'Opéra-Théâtre de Metz
© arnaud hussenot | opéra-théâtre metz métropole

Et si le ténor-culte vériste s'appelait Freddie Mercury ? Féru d'opéra, le chanteur vedette du groupe de rock anglais Queen aimait à s'offrir quelques brèves incursions dans la musique classique. Un bon exemple en est, à l'orée d'une chanson pop (It's a hard life, au clip hyper costumé, d'un goût baroque très années quatre-vingt), l'emprunt foudroyant au fameux grand air d’I Pagliacci.

Aujourd'hui, comme par un juste retour des choses, le metteur en scène et directeur artistique de l'Opéra-Théâtre Metz-Métropole Paul-Émile Fourny recourt à l'esthétique directe et foisonnante du clip-vidéo pour sa nouvelle production du plus célèbre opéra de Ruggero Leoncavallo, cette œuvre courte, en deux actes, jalon du vérisme italien (conçue d'ailleurs cent ans avant la mort tragique de Mercury, elle-même survenue il y a un quart de siècle... déjà !).

Exit les clowns ! Et même la mise en abyme, si essentielle au drame musical féroce et bouleversant de Leoncavallo, ne paraît pas si fondamentale dans cette vision originale d’I Pagliacci. Il s'agit plutôt de créer un monde, en performance, dans un lyrisme plein d'énergie et de passion. Ainsi d’une décharge industrielle, montagne de tissus peuplée par une plèbe en haillons, armée de piques pour sonder le sol de misère. Dans les impressionnants décors signés Benito Leonori, les corps pullulent, las, voire avachis, puis très agités – superbe chœur maison d'une chaleur humaine formidable – à l'arrivée des saltimbanques habillés avec style par Giovanna Fiorentini (originale, la scénographie peut évoquer Mad Max ou encore Le magicien d'Oz). Suivant le tracé net d'un triangle amoureux, le chaos s'ensuit jusqu'au dénouement attendu, avec toutefois un fort accent parodique, du théâtre dans le théâtre (figuré par une scène sur la scène et en assimilant les chanteurs à des marionnettes). En conclusion tragique, l'envers de l'envers n'est pas l'endroit.

En première partie de soirée, la mise en scène apporte encore un beau lot de surprises à l'indissociable Cavalleria rusticana. Né pour satisfaire à un concours en 1889, créé à Rome au printemps suivant et dès lors voué à un triomphe international, l'opéra en un acte de Pietro Mascagni (alors âge de vingt-sept ans) est ici donné dans un milieu désertique, dunes de sel sous un jour irréel – ce ciel pittoresque, appelé vanilla sky par les anglophones. Envolé, le cadre villageois de ce règlement de comptes sicilien ! En effet, à l'exception du chœur de Pâques interprété dans une lumineuse église éphémère aux murs d'étoffe, l'intrigue se déroule en une étrange plongée onirique avec le personnage fantomatique de Santuzza, la jeune et jolie paysanne éconduite par le soldat Turiddu, errante alors entre rêve et réveil, aux prises avec la furie sentimentale et les grands pleurs.

De cette histoire marquée par une grande violence sentimentale (et finalement meurtrière), la tension demeure, heureusement, élevée. Elle culmine lors du duo vengeur de Santuzza avec le charretier Alfio, rival de Turridu. Dirigé par Jacques Mercier, l'Orchestre national de Lorraine y est proprement déchaîné. À l'aise dans l’union traditionnelle de deux ouvrages bien dissemblables, il offre un régal musical alliant la puissance des violons, dès le prélude, aux poèmes symphoniques qui pallient au manque paradoxal d'imagination des premiers tableaux par rapport au réalisme du livret. Brillant sur toute la gamme lyrique, la phalange lorraine annonce la tempête dramatique (en amorce du retour de Turiddu), magnifie la romance de Santuzza et conclue de fulgurantes percussions la superbe scène de mort finale, aussi sèche et brute qu'amplifiée par l'écho des témoins bouleversés.

Enfin, le succès de ce double programme tient peut-être surtout à la distribution, offrant (comme souvent) la possibilité de faire cumuler les deux grands rôles. Un nouveau défi considérable et très bien relevé par la maison messine, qui affiche des créations très réussies en dépit d'un effectif limité. Dans I Pagliacci, Francesca Tiburzi s'impose sans conteste en Nedda, la belle comédienne aux charmes très disputés, notamment en élevant, seule à genoux dans les déchets – mais d'une voix somptueuse – l'air aux oiseaux (invisibles sur scène) Oh! que volo d'augelli, e quante strida. Le romantisme paraît juste, sans tomber dans le numéro de chant. Très plaisante tout au long du duo passionné avec l'harmonieux baryton Ilhun Jung (l'amant Silvio), le soprano italien s'y fait mélodieux, puis enflammé, dans une belle aisance apparente, un même élan. Voici donc un retour gagnant à Metz, après un Verdi l'an dernier et avant un Puccini cet automne.

Le baryton argentin Fabián Veloz est le détonateur de Cavalleria rusticana, en tant qu'Alfio, le mari à l'honneur bafoué, car très expressif, voire habité, et au jeu pénétrant, avant de convaincre en Tonio, l’artiste humilié de Leoncavallo, notamment en déclamant avec éloquence l'excellent prologue. Double composition également, et tout en haut de l'affiche, pour le ténor Marc Heller qui paraît aussi morne et éteint dans le premier opéra (Tiriddu engoncé dans sa combinaison-pantalon et peut-être éclipsé par la forte mise en valeur de Santuzza) que libéré et efficace dans le second (le malheureux Canio).

Parmi les voix féminines du premier opéra, Lorena Valero ressort par son omniprésence, ses talents d'actrice et probablement de chanteuse « Mascagni » (par extension de la marque déposée, réservée d'habitude à un ténor reconnu à la fois intense, physique et touchant). Le mezzo espagnol semble généreux dans l'affliction même sans objet, jusqu'au bord de la folie. Nettement plus évidente, dans un second rôle, certes, Vikena Kamenica fait montre d'une voix sublime, dans le timbre comme dans l'émission. Remarquablement vieillie pour interpréter la pauvre Mamma Lucia, le jeune mezzo albanais fait forte impression, avec déjà beaucoup de métier. Plus à son avantage sous les atours de la séduisante Lola, le mezzo italien Paola Mazzoli signe surtout une entrée piquante, nourrie de charme lyrique et de belle tenue. À signaler finalement, chaleur et clarté dans l'air d'Arlequin par le ténor Enrico Casari.

FC