Chroniques

par bertrand bolognesi

Charlotte Salomon
opéra de Marc-André Dalbavie

Salzburger Festspiele / Felsenreitschule, Salzbourg
- 10 août 2014
création mondiale à Salzbourg de Charlotte Salomon, opéra de Dalbavie
© ruth walz | salzburger festspiele

En octobre 2010, le compositeur français Marc-André Dalbavie, que la présente édition du Salzburger Festspiele met à l’honneur de son été, présentait à l’Opernhaus de Zurich Gesualdo, son premier opéra, conçu sur un livret de Richard Millet à partir de l’œuvre et de la vie du musicien et prince napolitain Carlo Gesualdo di Venosa (1566-1613). L’institution était alors dirigée par Alexander Pereira, l’actuel intendant du prestigieux festival autrichien, qui n’a pas hésité à réitérer l’expérience par une seconde commande.

Assurément Dalbavie s’interroge sur les destins d’artistes. Après celui du célèbre madrigaliste amoureux jusqu’au crime, c’est sur celui de la plasticienne allemande Charlotte Salomon qu’il s’est penché. Pour mieux la connaître, il vous faudra vous rendre au Joods Historisch Museum d’Amsterdam (JHM, Musée de l’Histoire Juive) qui, depuis 1975, conserve Leben? oder Theater? Ein Singspiel, l’œuvre autobiographique de l’artiste, faite de nombreuses gouaches comportant de courts textes. Charlotte Salomon raconte l’histoire d’une jeune Berlinoise ayant perdu sa mère à l’âge de neuf ans, qui admire la nouvelle épouse de son père, Paulinka, chanteuse lyrique, et découvre l’art lors d’un voyage à Rome avec ses grands-parents ; le choc est si grand qu’elle se décide artiste et n’a de cesse que de peindre, toujours peindre, peindre encore. Dans le même temps qu’elle est admise à l’Akademie der Künste de Berlin, un nouveau personnage fait son apparition dans le cercle familiale : un professeur de chant qu’on dit grand accoucheur de voix et de carrières, une sorte de prophète qui est également l’auteur d’un livre de souvenirs douloureux sur la Grande Guerre (il fut enrôlé à dix-sept ans).

Cet Amadeus Daberlohn semble surtout un séducteur incorrigible, gourou charmeur auquel ne résistent ni sa nouvelle élève Paulinka ni l’adolescente de la maison, Charlotte. Le climat se fait rapidement conflictuel, et tout donne à penser au schéma classique de la jeune femme dérobant son amant à celle qui, dans le cœur du père, prit la place de sa mère. Mais la banalité du scénario familial est bientôt confrontée à la réalité historique, celle de l’Allemagne du 30 janvier 1933 et de l’emprise d’Adolf Hitler sur tout le pays. Les lois raciales que l’on sait ne tardent pas à entrer en vigueur, de sorte que le Dr Salomon perd son poste à l’Université de médecine. Les grands-parents s’exilent à temps vers la France, en 1934 ; ils s’installent à Villefranche-sur-Mer où Charlotte les rejoindra après la Reichskristallnacht (9 novembre 1939), son père ayant déjà été interné au camp de Sachsenhausen. Elle vit quelques mois sur cette Côte-d’Azur – sans doute ce bleu particulier de ses gouaches est-il celui de l’horizon méditerranéen – avant de connaître elle-même la captivité au camp de Gurs, en tant qu’Allemande, juste après la déclaration de guerre. Lorsque sa grand-mère se suicide en se défenestrant, elle apprend que c’est de la même façon que mourut sa propre mère, mais encore bien des exemples de ce qui semble une malédiction du suicide dans la famille maternelle. À nouveau libre, elle commence son grand œuvre qui l’occupera jusqu’à son arrestation en 1943. Elle est incarcérée à Drancy, puis déportée à Auschwitz où elle disparaît.

Après une première tentative avortée de Richard Millet, la rédaction du livret fut confiée à l’écrivain Barbara Honigmann, qui est également peintre et berlinoise – tout donnait à penser qu’une sensibilité particulière l’aiderait à transmettre l’autobiographie de Charlotte. Ce n’est pourtant pas le cas, Honigmann hésitant entre la narration fastidieuse et le parcours des « vignettes » textuelles sur les gouaches, sans parvenir à faire un choix entre plusieurs éléments qui embrouillent la perception qu’on aura de ce destin. L’idée de confier à une chanteuse le rôle raconté par une comédienne est pourtant parfaitement probante. Le péché est seulement d’avoir voulu trop en dire, de ressasser du détail et de dicter au spectateur ce qu’il doit comprendre.

Peut-être troublé par les aléas de la réalisation du livret, Marc-André Dalbavie aura fait confiance aux procédés qu’il maîtrise et qui le rassurent, sans vraiment faire preuve d’inventivité, et même sans les pousser plus avant. Pédale de cordes, gamme pentatonique descendante, carillon redondant et coups de timbales fronceur de sourcils conjuguent de multiples citations, de la ronde Nous n’irons plus au bois au chant nazi en passant par le luth de Louise Labé [lire notre chronique de la veille], la fête yiddish, Dies Irae et même Carmen, sans que d’un tel collage jacassant ressorte quelque idée musicale. Lui-même à la tête du Mozarteumorchester Salzburg, le compositeur donne un aperçu curieusement moins probant des qualités de sa musique que lorsque d’autres chefs s’en saisissent.

Une excellente distribution vocale sert l’ouvrage. On y retrouve le ferme baryton Michał Partyka [lire notre chronique du 26 juin 2010] dans un quatuor de rôles secondaires tous fort bien tenus, à l’instar de ceux qu’endosse le ténor Éric Huchet. Le père infidèle et banni est avantageusement campé par Jean-Sébastien Bou, quand Daberlohn, son double-rival en quelques sortes, trouve en Frédéric Antoun une incarnation brillante. Charlotte Salomon est indéniablement l’opéra des mezzo-sopranos, puisqu’il en requiert cinq, à l’exclusion de tout soprano. Annika Schlicht prête un timbre riche aux deux courts personnages qui lui reviennent, Géraldine Chauvet est une mère efficace (Franziska) et Cornelia Kallisch une grand-mère bouleversante (Frau Knarre). Avec une diction exemplaire et une couleur opulente, Anaïk Morel donne une séduisante Paulinka. Enfin, c’est la jeune Marianne Crebassa qui donne le rôle-titre, avec une facilité d’émission et un naturel en scène qui font merveille. Saluons son alter-égo parlé, la comédienne Johanna Wokalek, pour son excellente prestation.

Malgré un dispositif scénique simple et ingénieux, Luc Bondy ne sait que faire des quelques deux heures et dix minutes de cette œuvre qui tient plus de l’oratorio que de l’opéra.

BB