Chroniques

par david verdier

concert 6 – Cendo, Hervé, Parra, Poppe et Schneller
Guillaume Bourgogne dirige l’Ensemble Mozaik

Présences / Maison de Radio France
- 16 février 2014
ce "Fluxus Piano" de Wolf Vostell a tout pour illustrer Rokh de Raphaël Cendo
© vbk | wolf vostell – fluxus pianos, 1994

Tout vient-il à point pour qui sait entendre ? Ce sixième concert apporte enfin les premières lueurs d'espoir après des débuts bien pâles [lire nos chroniques des menus 1, 2, 3 et 5]. Il faut mettre ce regain sur le compte de l'ambitieux programme présenté ce jour-là, ainsi que la présence bienvenue de Guillaume Bourgogne à la tête de l'excellent ensemble allemand Mozaik.

La complexité d'Early life d'Hèctor Parra naît d'un matériau pauvre en apparence, fait de brisures rythmiques et de rebonds. Les résonances très sèches se combinent à un arrière-fond fait d'éléments bruitistes redondants. Seul le clavier élargit le champ de la respiration, avec des notes cognées dans le grave et un martèlement furibond dans l'extrême aigu, évoquant le choc des claves. Brisant un tissu de notes tordu et astringent, le hautbois intervient dans un numéro de virtuosité redoutable – une traversée du miroir faite de longues notes vrillées, parfois saturées et à la limite de la perte de repères.

Tout en contraste, En mouvement de Jean-Luc Hervé est une pièce relativement récente – créée en 2011 au festival Musique nouvelle en liberté. Elle s’articule en trois volets organisés autour de la notion de temps (musical, rythme naturel, cyclique, etc.). Les formules initiales viennent obstinément buter sur un arrêt brutal, à la manière d'un chariot de machine à écrire en fin de course. Les progressions de descentes convulsives soulignent dans cette musique l'importance du geste instrumental, saisi comme origine du flux. Les sons jaillissent, effilés et nerveux, comme autant de lignes de fuite parfois tout juste esquissées. Une antithèse, en quelque sorte, du pachydermique Rokh de Raphaël Cendo, donné juste après. Difficile, comme souvent chez cet apôtre du bruit et du corps-à-corps, de se faire une idée précise du projet final. On laissera volontiers le livret de présentation mendier une inspiration du côté de l'oiseau merveilleux des Mille et une nuits, « symbole du renouveau et de l'immortalité » (sic). Il est également fait mention d'un Rokh II et d'un Rokh III dont la prochaine édition du festival Manifeste accueillera la création dans un espace de projection (Ircam) qui n'aura jamais aussi bien porté son nom… Ce premier épisode constitue un véritable défi pour ce qu'il peut rester de notion d'écoute à un public aussi mal loti qu'un groupe de rats de laboratoire.

Entre innervation et énervement, cette musique magmatique multiplie et épaissit les lignes qui lui servent de structure au fur et à mesure que la pièce progresse vers sa conclusion. L'acharnement des instrumentistes importe moins sur le plan de l'inventivité sonore que par l'impressionnante débauche de brutalité des modes de jeu qu'elle nécessite. Quand Lachenmann ou Mark Andre invitent à faire entrer à l'intérieur de la matière sonore par l'étrangeté des textures et des superpositions, souvent en contraste avec le silence pris comme élément musical, Raphaël Cendo badigeonne d'un enduit gras et opaque la moindre parcelle de répit. Le pianiste triture sa table d'harmonie comme un mécanicien frénétique à l'intérieur d'un moteur, avec pour aboutissement logique la satisfaction barbare d'une possible destruction. Pour quelle raison contourne-t-il un ultime obstacle dont certains activistes de Fluxus faisaient peu de cas à leur époque ? Quelques huées salutaires viennent saluer cette triste et narcissique entreprise. Que vient faire le fort naïf Alice Blue d'Oliver Schneller dans cette galère ? Au déferlement succède une très vintage et gentillette ambiance free jazz, soulignées par la présence d'un orgue électrique Hammond. Les boucles musicales se referment sur des figures symétriques et, dans une seconde partie, l'ensemble se libère progressivement dans une atmosphère d'improvisation inoffensive mais un brin hors d'âge.

L'orgue est le point de départ de Salz d'Enno Poppe – fascinante pièce d'une quinzaine de minutes, composée pour Klangforum Wien en 2005 au Salzburger Festspiele. La saturation y est prise dans une acception aussi bien scientifique (cristallisation, phénomène physico-chimique…) que poétique (structures aussi bien aléatoires que déterminées, l'infiniment grand et l'infiniment petit…). La sonorité inquiétante de l'orgue électrique éclaire d'une couleur interlope des dialogues de pupitres sous acide. Les fluctuations de hauteurs entre hautbois et clarinette étirent des zones de timbres flasques et fluides qui peinent à s'agglomérer durablement. Cette instabilité et ces densités hétéroclites créent un univers totalement inédit dans lequel on peinerait à déceler une structure qui se cherche au milieu des interférences. Une batterie jazz aux à-peu-près rythmiques surannés se mêle aux couleurs « brûlées » de ce polaroïd sucré-salé – un délice !

DV