Chroniques

par michèle tosi

création de B-Partita de Philippe Manoury
Jean-Philippe Wurtz dirige l’ensemble Linea

ManiFeste / Centre Pompidou, Paris
- 16 juin 2016
la compositrice écossaise Rebecca Saunders, jouée par l'ensemble Linea
© dr

L'ensemble strasbourgeois Linea et son chef Jean-Philippe Wurtz sont les invités du festival ManiFeste pour un éblouissant concert de créations invitant l'auditeur à s'immerger dans trois univers sonores très singuliers.

Celui d'Emanuele Palumbo, jeune compositeur italien, requiert la complicité de l'outil électronique. Donnée en création mondiale, Artaud Overdrive ponctue son Cursus II à l'Ircam. Elle intègre les sons produits par le corps de trois des neuf instrumentistes (percussion, flûte et violoncelle) grâce à des capteurs : « j'ai imaginé que le geste musical puisse façonner le tissu rythmique de la pièce à travers la réponse physiologique de l'interprète qui le joue », précise-t-il dans sa note d'intention. Le rapport au corps et à l'énergie du geste s'incarne dans une matière sonore exclusivement bruitée. Les instruments à cordes sont préparés et la percussion très exposée : ça racle, ça frotte, ça grince... dans une dimension théâtrale où affleure l'humour. À un moment donné, tous les musiciens, chef compris, déchirent en même temps une feuille de papier. Cette communication entre le dedans – rythme cardiaque amplifié – et le dehors s'exaspère dans un tutti un rien profus (cris d'animaux, bruits de nature, interventions vocales des instrumentistes), sorte de gros « poumon » au métabolisme étrange dont l'électronique répercute l'écho spatialisé. L'investissement des musiciens est total dans cette pièce à haute tension et très communicative, jusqu'au geste final fort réussi.

Toujours présente mais différemment exprimée, la tension est à l'œuvre dans Fury II de l’Écossaise Rebecca Saunders [photo] qui, dans cette pièce sans électronique donnée en création française, tente de « libérer une énergie extrême. En un seul souffle ». Fury II est l'extension de Fury pour contrebasse à cinq cordes. Sur le devant de la scène, Florentin Ginot, qui vient d'enregistrer la pièce soliste (le CD sort dans quelques semaines), est rejointe par la clarinette basse, l'accordéon, le piano, le violoncelle et la percussion. Il a baissé de deux octaves l’ut grave de son instrument dont il tire des sonorités abyssales et somptueuses – à l’instar de Séverine Ballon pour Solitude [lire notre critique du CD]. D'esthétique spectrale, la pièce procède par décharges énergétiques s'inscrivant sur une trame silencieuse. Les timbres fusionnent pour projeter des images sonores qui gagnent en puissance et éblouissement. Impressionnant sur un instrument dont la compositrice fait valoir toute l'étendue du spectre, jusqu'aux aigus fragiles et microtonaux, Florentin Ginot conduit le processus avec un geste rageur autant que souple, notamment lorsqu'il dompte sa corde grave au feulement sensuel et profond.

Avec la violoniste Hae-Sun Kang en soliste, Linea donne en seconde partie et en création mondiale, B-Partita (in memoriam Pierre Boulez) de Philippe Manoury. Cette nouvelle page pour violon, ensemble instrumental et électronique est un prolongement, dans l'esprit desChemins de Luciano Berio, de Partita 2 pour violon et électronique (2012) ; elle est écrite en hommage au créateur de l'Ircam sans qui la musique en temps réel (entendez les outils en prise directe avec le temps musical) n'existerait pas. C'est pour le signifier, en un court rappel historique, que notre chercheur militant prend la parole avant l'entrée des musiciens.

C’est d'ailleurs l'arabesque boulézienne, stylisée et ritualisante, qui est donnée à entendre dès le début de l'œuvre, sous l'archet fluide et racé d'Hae-Sun Kang. L’œuvre sollicite bien entendu la transformation en direct du son instrumental, grâce au logiciel Antescofo développé in loco par Arshia Cont. Dédiées aux cordes, les Partitas – celles pour violoncelle et contrebasse sont en projet – font référence aux formes libres du genre baroque. De fait, l'œuvre alterne séquences foisonnantes et tendues (toupies qui vrillent l'espace du grave à l'aigu) et plages plus étales et suspensives où l'électronique, relayant les sons instrumentaux, étire le temps et l'espace. Une pulsation métronomique et obsédante traverse pratiquement toute l'œuvre, qui engendre déphasages, accélérations et polyrythmies et laisse supposer quelque combinatoire secrète. Le pôle de si bémol (B comme Boulez dans le solfège anglo-saxon) revient dans les dernières minutes d'une superbe coda où se fondent en une matière diaphane et scintillante les sonorités hybridées du violon et des percussions. L'ensemble Linea est exemplaire sous la direction aussi sobre qu'efficace de Jean-Philippe Wurtz et la vigilance non moins complice du réalisateur informatique Serge Lemouton.

MT