Chroniques

par bertrand bolognesi

création de Grand Mutation de Tansy Davies
les solistes de l’ensemble Court-circuit

œuvres de Christophe Bertrand, Gérard Grisey et György Ligeti
La Sorbonne / Amphithéâtre Richelieu, Paris
- 10 mars 2022
Hugues Viallon et Antoine Dreyfuss jouent "Accords perdus" de Gérard Grisey
© gary gorizian

Les cinq œuvres données à l’Amphithéâtre Richelieu de la Sorbonne par quatre des solistes de l’ensemble Court-circuit font voyager l’écoute en amont de la création de cette formation dont il y a peu nous fêtions le trentième anniversaire [lire notre chronique du 7 février 2022] jusqu’à notre aujourd’hui*. Ainsi du Trio pour violon, cor et piano de György Ligeti (1923-2006) que Saschko Gawriloff, Hermann Baumann et Eckart Besch jouaient en première mondiale à Hambourg, le 7 août 1982. À l’inverse de la version récemment appréciée à Budapest [lire notre chronique du 18 février 2020], la présente lecture affirme une étonnante sensualité, dès l’Andante con tenerezza d’ouverture, bénéficiant d’un phrasé généreux, conduit par l’archet inspiré d’Alexandra Greffin-Klein. Les deux mouvements suivants – Vivacissimo molto ritmico puis Alla marcia – se caractérisent par une tonicité bartókienne sur les cellules répétitives de laquelle s’appuieront bien des compositeurs nés plus tard. Après la fin délicatement flûtée de la troisième séquence, où l’on apprécie la tendresse d’émission d’Hugues Viallon (cor) et la rondeur que Jean-Marie Cottet continue de cultiver au piano, le violon pleure dans le Lamento (adagio) conclusif – nous ne sommes pas en Hongrie ni en 1956, le contexte international a changé : aussi la tristesse ici distillée ne manque-t-elle pas de porter l’émotion vers l’invasion qui nous est contemporaine, vers les assauts des villes de Dnipro, Donetsk, Kharkiv, Kherson, Loutsk, Marioupol, Odessa, Otchakiv, Tcherniguiv, Tchornomorsk et Vinnytsia, vers les bombardements de Kyiv…

À Paris le 26 mai 1988, il revenait à André Cazalet et Hervé Joulin de créer les cinq miniatures pour deux cors en fa que Gérard Grisey (1946-1998) composait l’année précédente, Accords perdus, défendues ce soir par Antoine Dreyfuss et Hugues Viallon [photo]. Le lent Mouvement qui ouvre le cycle invente à l’œuvre son acoustique particulière par interpénétration des souffles, quand Accord perdu se construit par l’écho, semi-répons qu’achève un précipité nerveux. Enlaçant des attaques différées, le bref Faux mouvement cède bientôt place à Cor à cor, presqu’un duetto d’opéra. L’effondrement du registre signe Chute, déglingue du matériau dont séduit l’étrangeté.

Bond dans le temps, avec deux pages pianistiques conçues par Christophe Bertrand (1981-2010). Le jeune musicien strasbourgeois, resté jeune pour toujours, titrait Haos sa pièce de 2003 – Court-circuit compte alors neuf printemps –, créée par Laurent Cabasso le 9 novembre de la même année, à Forbach, selon une définition qui en « épouse parfaitement le profil » (notes d’intention), lue dans le Littré – « plante des Îles Sandwich dont les fleurs sont blanches le matin, jaunes à midi, rouges le soir et mortes le lendemain ». Scandant d’abord un intervalle de seconde, Jean-Marie Cottet élargit progressivement le champ d’une cristallerie rapidement amenée à se durcir, selon un crescendo dynamique et rythmique dont l’idée paraît provenir des pages de clavecin et d’orgue de Ligeti. La suite investit d’emblée tout le clavier par une musique du geste, dirons-nous, puis revient à une polarisation jusqu’à la répétition brutale, crue, d’une seule note – on y pourrait trouver quelque réminiscence des sonates pour piano de Giacinto Scelsi. Dans le cadre du festival Les solistes aux serres d'Auteuil, c’est Ferenc Vizi qui, le 31 août 2008, donna le jour à Haïku, exploration toute personnelle de l’univers de Messiaen, selon le propre aveu de son auteur. On admire l’adresse avec laquelle le soliste fait surgie la mélopée dessus la dense mêlée de l’aigu, le grand relief dans lequel il livre la partie médiane de l’œuvre et la clarté accordée à la dernière.

À Tansy Davies, Court-circuit commandait en 2020, s’associant à l’Ernst von Siemens Stiftung et à la Fondation Francis et Mica Salabert, un nouvel opus afin de le créer l’année suivante. C’était sans compter sur les caprices d’un certain virus… De fait, les salles étant fermées de longs mois durant, c’est lors d’un concert en ligne que naquit Grand Mutation pour violon, cor et piano, le 28 janvier 2021, de sorte qu’il n’est rien d’excessif à considérer ce concert comme sa création effective, en public, pour ne dire point en présentiel, par Alexandra Greffin-Klein, Antoine Dreyfuss et Jean-Marie Cottet. Guitariste, corniste et chanteuse, la compositrice britannique (née en 1973) affiche, dans chacune des aventures musicales dans lesquelles elle s’investit, sa volonté d’enjamber les frontières entre pop et musique savante de maintenant comme d’autrefois. Encore en diversifie-t-elle les sources d’inspiration – du poète Walt Whitman au plasticien Anselm Kiefer en passant par l’architecte Zaha Hadid, par exemple [lire notre chronique du 24 février 2007]. Sur le babillage évolutif du piano s’étale le chant du cor, agrémenté d’inserts toniques du violon, faisant s’élever un lyrisme fort particulier. À partir de la rencontre de Jupiter et de Saturne, le 21 décembre 2020, phénomène cosmique qui ne s’était pas produit depuis deux siècles, Tansy Davies a imaginé ce trio frémissant qu’on ne peut pas qualifier de répétitif dans l’acception musicale habituelle du terme, mais que l’on dira insistant. La facture adroite de cette danse astrale convainc.

BB

* pour un besoin de clarté narrative, cette chronique présente les pages au programme dans l’ordre chronologique de leur composition, qui diffère de leur place dans le concert ; voici la succession réelle : Accords perdus de Grisey, Haïku de Bertrand,
Grand Mutation de Davies, Haos de Bertrand et Trio de Ligeti