Chroniques

par laurent bergnach

création de Reverse tracking shot de Jeremias Iturra
création de Die finsteren Gewässer der Zeit de Jérôme Combier

Jean Deroyer dirige l’ensemble Court-circuit
Présences / Maison de Radio France, Paris
- 19 février 2015
Clôture de l'édition 2017 du festival Présences, dédiée à Kaija Saariaho
© maarit kytoharju

Au terme de la vingt-septième édition de Présences, un portrait Kaija Saariaho aura permis de découvrir et réentendre vingt-quatre opus de genres variés – du concerto (Graal Théâtre, Trans, etc.) au solo avec électronique (Frises, Près) ou sans (Spins and Spells, Nocturne). Interrogée par Christian Wasselin sur ses différentes périodes créatrices, celle dont l’Opéra national de Paris programme Only the sound remains (2016) douze ans après Adriana Mater [lire notre chronique du 10 avril 2006] répond : « je vois tout ce que j’ai fait comme une continuité, à l’image de ma vie. Je n’ai pas le sentiment d’avoir changé de style, même si des nécessités diverses ont abouti à des œuvres différentes » (programme général).

Sensible depuis l’enfance aux sons de la nature – pensons à la bande-son qui prélude au ballet Maa [lire notre chronique du 17 avril 2013] –, la Finlandaise écrit Cloud Trio (Båstad, 2010) dans les Alpes françaises, à la vue du grand ciel au-dessus des montagnes. Trois membres de Court-circuit, Alexandra Greffin-Klein (violon), Béatrice Gendek (alto) et Alexis Descharmes (violoncelle), en interprètent les quatre sections. Une ébauche lyrique indécise affiche tout d’abord une connivence inquiète. Primesautier et rageur, un tourbillon arrive ensuite, trimballant harmoniques, couinements et cahots. Fruit d’une emphase inattendue, la troisième partie déploie une énergie homogène, marquée par la qualité d’écoute des instrumentistes. D’abord sombre, sinueuse et lancinante, l’ultime section s’achève apaisée, imperceptiblement, grâce à la clarté légère du violon.

Somme des cinq rendez-vous de l’émission Alla breve de France Musique, Reverse tracking shot est créé en cette fin d’après-midi. Le Chilien Jeremias Iturra (né en 1983) s’y inspire de La ronde (1950) de Max Ophuls, avec ses personnages principaux passant chacun leur tour au second plan, et de la technique du travelling contrarié popularisé par Hitchcock dans plusieurs films – le célèbre zoom avant et travelling arrière de Vertigo (1958). Statisme et déformation sont donc au cœur de sa recherche, pour un résultat qui apparaît à la fois rugueux (feulement, grincement) et sophistiqué (souffle, caresse), étrange et familier – pour notre plus grand plaisir.

C’est aussi un spectacle visuel qui inspire Luis-Fernando Rizo-Salom (1971-2013) lorsqu’il compose Quatre pantomimes pour six (Paris, 2013). De même que la représentation de la réalité résulte pour le mime de l’étude approfondie de la gestuelle humaine, le Colombien se sert de gestes musicaux auxquels il confère une symbolique inspirée d’une idée extramusicale. Très contrastée, cette pièce propose une large palette de timbres et d’émotions (cri, plainte, sanglot, sarcasme, etc.).

« Ce qui me retient, et vainement peut-être, dans l’acte d’écrire de la musique, c’est l’idéalité d’un temps dans lequel seraient contenus tous les possibles d’une musique à des carrefours multiples », confie Jérôme Combier (né en 1971). Chez l’écrivain Sebald (1944-2001), et dans Austerlitz en particulier, il apprécie cette perception d’un flux mélancolique où vivants et morts coexistent, qui abreuve Die finsteren Gewässer der Zeit (Les eaux sombres du temps). On pense à Takemitsu, Feldman et Scelsi en découvrant cette pièce contemplative aux amorces d’événements sans cesse avortés, et aussi à une algue molle dans un aquarium dont les ondulations vite limitées attireraient l’œil avant de le lasser.

En introduction, Kaija Saariaho révélait combien Gérard Grisey (1946-1998) se sentait « très frustré que sa musique soit si peu jouée ». Tout a bien changé : trente ans après sa naissance ici même, Talea (1987) est devenu un classique de l’art spectral et le compositeur une figure tutélaire des nouvelles générations. Elle-même dit avoir gagné la liberté à son contact et compris l’importance de l’écoute, pas seulement de l’écriture. Jean Deroyer et Court-circuit mettent fin à cet ultime rendez-vous festivalier avec une œuvre stimulante qui convoque rapidité et contraste.

LB