Chroniques

par bertrand bolognesi

créations de Zeynep Gedizlioğlu et d’Hèctor Parra
Remix Ensemble – Casa da Música, Lucie Leguay

Ensemble Intercontemporain, Peter Rundel
Cité de la musique, Paris
- 26 janvier 2022
création française de "La mort i la primavera" d'Hèctor Parra
© quentin chevrier

Du simple au double, titre ce concert que coproduisent la Casa da Música de Porto, la Philharmonie de Paris et l’Ensemble Intercontemporain. Outre d’être une salle de concert, l’édifice de l’architecte Rem Koolhaas est la résidence de trois formations instrumentales portugaises : l’Orquestra Barroca, l’Orquestra Nacional do Porto et le Remix Ensemble, ce dernier spécialisé dans la création [lire nos chroniques du 25 septembre 2010, du 20 octobre 2017 et du CD Anamorphoses de Johannes Schöllhorn]. Il y a trois jours, Remix et l’EIC, son aîné de vingt-quatre ans, donnaient à Porto deux créations mondiales, lors d’un concert repris ce soir à la Cité de la musique.

La chronologie de la soirée fait se succéder chaque ensemble avec un chef, puis en réunit les talents de chaque côté du plateau où œuvrent les deux baguettes. Une autre de ses particularités est de présenter trois pièces prenant toutes appui sur des œuvres littéraires. Pour commencer, In Zimmern pour ensemble de Zeynep Gedizlioğlu. Élève de Cengiz Tanç à Istanbul, puis de Wolfgang Rihm à Karlsruhe et d’Ivan Fedele à Strasbourg, la compositrice turque, née en 1977, a également intégré le cursus de composition de l’Ircam, en 2010 et 2011. Elle vit aujourd’hui à Berlin.

In Zimmern, ou Dans les chambres en français, est la traduction littérale du titre d’un des premiers romans que le poète Erdal Öz (1935-2006) publie, à l’âge de vingt-cinq ans, Odalarda. « Le livre parle d’une amitié entre deux (jeunes) hommes, une amitié dont l’intensité et la tension relèveraient presque de la relation amoureuse […] Il donne une idée et un sentiment très vivaces de la société truque des années soixante », précise la musicienne dans l’entretien édité dans la brochure de salle. Le titre « est devenu l’axe qui m’a fourni la forme globale de la pièce […] En composant, je me suis mise moi-même dans la posture du chorégraphe réglant une performance dansée d’un mouvement collectif qui irait d’une chambre imaginaire à la suivante. À moins que ce mouvement collectif ne crée lui-même, par ses propres actions, ces chambres successives ». Cette commande de l’EIC, bénéficiant de l’aide à l’écriture d’une œuvre musicale originale du ministère de la culture, fut conçue en 2021 et 2022 pour quatorze solistes (flûte, hautbois, clarinette + basse, basson, cor, trompette, percussion, piano, harpe, deux violons, alto, violoncelle et contrebasse). Elle est aujourd’hui donnée en première française par l’Intercontemporain, situé côté cour et placé sous la direction de Lucie Leguay. Il s’agit d’une page largement tonique, pour ainsi dire, qui use également de sons épars, de nature plus ou moins bruiteuse, tandis que s’y dessine une insaisissable mélodie savamment répartie dans les timbres.

Après les onze minutes d’In Zimmern, nous retrouvons Rebecca Saunders [lire nos chronqiues de Triptychon, Still, Fury II, Fletch, Yes, Unbreathed, Crimson et Stirrings Still 1, ainsi que des concerts que lui consacrait le festival Klangspuren de Schwaz en 2018] dans un opus pour soprano et ensemble (flûte basse, clarinette basse, trompette, trombone, deux percussionnistes, piano, guitare électrique, accordéon, violon, alto, violoncelle et contrebasse). Commande de la Casa da Música, de l’Huddersfield Contemporary Music Festival et de la Südwestrundfunk, Skin fut créé par Titus Engel au pupitre de Klangforum Wien aux Donaueschinger Musiktage, le 14 octobre 2016. La partie vocale était assurée par Juliet Fraser [lire nos chroniques du 4 décembre 2012 et du 10 septembre 2017] ; c’est également le cas ici.

Le texte chanté fut écrit par la compositrice elle-même, sous l’influence de Ghost Trio de Beckett, une pièce conçue en 1975 pour la télévision, filmée à l’automne suivant et diffusée pour la première fois, par BBC2, au printemps 1977 – « ce texte a été le catalyseur premier de cette partition » (brochure de salle). Si, une nouvelle fois, Beckett hante donc la créativité de Saunders (née en 1967), on rencontre également Joyce, l’autre grand Dublinois qu’elle affectionne, à travers quelques lignes puisées dans le monologue de Molly Bloom (Ulysse, 1922, qui a tant fasciné les musiciens). La lumière se concentre désormais côté jardin où est installé le Remix Ensemble. La voix ouvre d’emblée Skin que dirige Peter Rundel. Des granulosités percussives se fondent dans la volubilité générale, aérée de virgules silencieuses. L’instrumentation imite parfois la voix, quand ce n’est l’inverse. Une inventivité de chaque instant électrise la dramaturgie secrète de l’œuvre dont l’extravagance relative des parties de cuivres et le mystère de l’accordéon rehaussent l’aura, au fil d’une quasi-désertification proprement fascinante.

« Nous avons découvert que lorsqu’il faisait du vent, les abeilles prenaient un petit caillou entre leurs pattes et volaient, ainsi lestées, pour que le vent ne puisse les emporter. Dès que le vent était retombé, elles le lâchaient. Nous nous en sommes aperçus car un jour une abeille, en volant, a laissé tomber un petit caillou sur le front de ma marâtre. Les plus vieilles allaient chercher la larme de la jonquille à la source, et beaucoup étaient tellement chargées qu’elles mourraient sur le chemin du retour. Le plus jeunes ramassaient les petits qu’elles avaient laissés sur une feuille, pendant qu’elles travaillaient, et les emmenaient dormir. Les abeilles ne comprenaient pas ce qui se passait. Elles allaient enterrer les mortes autour de l’horloge solaire. Elles étaient si tristes, cette année-là, qu’au lieu de butiner les glycines elles allaient dans les champs butiner les fleurs amères. » À lire ce passage du dernier roman de Mercè Rodoreda, La mort i la primavera (1983, publié en 1986 ; traduit du catalan par Christine Maintenant et Claude Bleton, sous le titre La mort et le printemps, Éditions Actes Sud, 1995), sans doute entendra-t-on la poésie toute personnelle qui l’habite, faite d’autant d’effroi que de tendresse esbaudie.

De même qu’il s’inspire du recueil de nouvelles Voyages et fleurs traduit par Bernard Lesfargues (Librairie La Brèche, 2013) dans Cinq fleurs pour contrebasse qu’il vient d’enregistrer pour France Musique (diffusion le 27 février 2022 dans l’émission d’Anne Montaron), Hèctor Parra (né en 1976) a choisi La mort i la primavera pour réponse à la commande de l’Ensemble Intercontemporain et de la Casa da Música de Porto. Tableaux pour un ballet imaginaire d’après le roman éponyme inachevé de Mercè Rodoreda, l’œuvre est écrite en 2021. Peter Rundel et Lucie Leguay sont en place, face à Remix et à l’EIC, pour la création française à l’occasion de laquelle nous avons publié une rencontre-portrait en plongée dans l’atelier du musicien [lire notre entretien du 18 janvier 2022]. Parra nous invite dans la narration au fil de six mouvements. L’EIC ouvre le premier, dans un chant qui intrigue, bientôt rejoint dans la même pulsation par Remix. Quelque chose de méchamment ethnique, pour ainsi dire, s’impose dans ce geste commun, en parfaite résonnance avec le conte haletant. Chaque ensemble gagne ensuite sa métrique propre, ce qui donne lieu à une superposition libre et brutale, avec des arrêts sur image où se stabilisent les rencontres, à la manière de rendez-vous avec la cérémonie. Une forge inexorable caractérise le deuxième chapitre, celle des rituels cruels décrits par Rodoreda, traversée par un lyrisme étrange. Dru, le troisième se révèle être un déferlement plus sauvage encore, soudain suspendu par l’indicible raffinement de l’écriture flûtistique. Dans les quelques îlots moins dramatiques demeure le danger permanent d’une célébration plus ou moins barbare. Après que le quatrième mouvement a suggéré l’hostilité des éléments à une vie humaine harmonieuse, violoncelle et contrebasse cisèlent d’une hargne renouvelée la brièveté du suivant. Les enjeux souterrains de la rébellion impossible et cependant effective du narrateur nous semblent nourrir l’âpre solo de contrebasse, vaillamment livré par Nicolas Crosse. On le retrouve dans le noir dénouement de cette Tondichtung magistrale d’une demi-heure, achevée dans un halo campanaire – « …puis j’ai enfoncé le poinçon à hauteur du cœur et ma vie s’est refermée ».

BB