Chroniques

par bertrand bolognesi

Daniel Harding dirige l'Orchestre de Paris
Gustav Mahler | Symphonie en fa # majeur n°10

Philharmonie, Paris
- 21 septembre 2016
somptueuse 10ème de Mahler par l'orchestre de Paris et Daniel Harding !
© william beaucardet | orchestre de paris

Après ses passionnantes Scènes de Faust de Schumann, avec lesquelles il ouvrit magistralement sa première saison à la tête de l’Orchestre de Paris [lire notre chronique du 18 septembre 2016], Daniel Harding s’attelle à la vaste Symphonie en fa # majeur n°10 que Gustav Mahler laissait inachevée, le 18 mai 1911. Si ce n’est certes pas la première fois qu’il la dirige (aujourd’hui dans la troisième version de Deryck Cooke), l’œuvre fait ce soir son entrée au répertoire de la phalange parisienne qui jusqu’à lors n’en donnait que l’Adagio initial, seul mouvement écrit d’un bout à l’autre par le compositeur.

Ne cherchons pas le moelleux particulier qui signait sa récente lecture à Salzbourg : le chef britannique dirigeait les Wiener Philharmoniker, formation héritière d’une tradition différente, jouant dans une acoustique qu’on ne saurait décemment comparer à celle-ci [lire notre chronique du 30 juillet 2016]. Il est d’autre part assez évident qu’on ne joue pas de même façon lorsqu’on s’engage dans l’Adagio uniquement ou dans la symphonie complète ; la pensée se nourrit autrement, de même que tension et respiration. Fort concentré, ample mais sans lenteur, le thème d’altos, dont on admire le stricte unisson, se cisèle discrètement aux confins d’un silence d’emblée bouleversant qu’ongient des cors crépusculaires. Quand l’habitude est d’y faire crier les flûtes, cette interprétation favorise un fondu plus profond. L’extrême précision du travail solistique et la longue portée de la vue d’ensemble, dans une souplesse confondante mais jamais débraillée, définissent une lecture tant drue qu’inspirée. Harding ne cède rien au confort d’une écoute passive ; il investit cette première (pour ainsi dire) d’une réflexion impérative et d’une intrusive mélancolie – preuve que l’inspiration se doit d’être cultivée par une fréquentation assidue du texte. Aucune surenchère : le climax est souverain, presque onctueux, même, laissant s’éteindre le mouvement en une indicible désolation.

Tonique et rageur, le Scherzo tombe comme un couperet, confrontant bientôt ses deux caractères dont Harding souligne toutefois le lyrisme commun (l’inflexion du second, l’exaltation rythmique du premier). L’excellence instrumentale sert une respiration vigoureuse que rehaussent des vents extrêmement soigneux. La radicalité du précipité conclusif se situe à l’exact opposé des lumières ombrées que tissait Eliahu Inbal cinq ans plus tôt [lire notre chronique du 29 janvier 2011].

Les couleurs fauves ménagées au Purgatorio, tant aux bois, ici mis en vedette, que dans les cordes, distinguent un son généreux et raffiné à cet orchestre. Obstinée, la curieuse diligence va son cours, cherchant l’impossible réconciliation, peut-être (in Theodor Reik, Variations psychanalytiques sur un thème de Gustav Mahler, Denoël, 1973), jusqu’à s’enfouir dans l’insondable. Outre son goût pour Mahler, Harding met à nu ses musiciens pour les mieux faire apprécier, au fil d’une approche sans afféterie. La danse chambriste du second Scherzo, ardemment contrasté, signale le solo satiné de Philippe Aïche. Inquiète, la grâce éberluée d’une jubilation sans cesse différée s’orne d’énigmes timbriques (l’alliage clarinette, clarinette basse, contrebasse et percussion, par exemple).

En son désert, l’hiératisme du début du Finale contracte sans appel l’Abschied du Lied von der Erde – la véritable Dixième de Mahler, en fait, masquée sous un titre à programme pour déjouer ses superstitions. Vincent Lucas élève remarquablement l’élégie de flûte sur de farouches inserts (contrebasson et tuba), le Vorspiel invitant soudain un nouveau scherzando d’insolente courbure, sarcastique et désespéré. Cette fois, Daniel Harding affirme les stridences des morsures harmoniques de l’Adagio. La réminiscence du motif initial, où il faut féliciter l’alto de David Gaillard, puis le quatuor de cors, ne traine pas : pour respirer largement, cette version ne concède aucun glamour ni autre cabotinage dramatique. De cette symphonie, le nouveau directeur musical de l’Orchestre de Paris livre une version intensément tragique qui s’éloigne vers l’aveuglante opacité de l’inconnu – à pleurer.

Aux mélomanes nous conseillons vivement de réserver leur fauteuil pour les soirées des 24/25 mai 2017 et 9/10 novembre prochains où retrouver Daniel Harding dans les Deuxième et Cinquième du Viennois, sans oublier de les conjurer d’éteindre vraiment leur téléphone mobile – la gesticulation des compulsifs du SMS, l’écran dont les lueurs inondent de la vulgarité du quotidien un espace dédié à l’art, pire encore les sonneries, comme ce fut encore le cas lors de la première réexposition du thème initial, dans un Adagio perturbé par la sottise ambiante, suivies de l’immanquable farfouillage dans les décombres du sac à main pour étouffer le brailleur, sont un fléau aisément évitable. Merci beaucoup d’y penser.

BB