Chroniques

par bertrand bolognesi

Daniel Kawka dirige l’Ensemble Orchestral Contemporain
créations de Daniel Apodaka, Alex Nante et Ko Sahara

Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse, Paris
- 25 septembre 2019
Le jeune compositeur Daniel Apodaka, au CNSMD de Paris
© dr

L’enseignement de la composition ne fait plus école, dans l’acception ancienne d’un autrefois héroïque où des chefs de file ravissaient leurs émules dans des conceptions radicales. Qui parlerait encore d’avant-garde ? Le terme semble désormais surgir d’hier. Les trois œuvres au programme de ce deuxième concert du Prix de composition du Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris [lire notre chronique du 20 septembre 2019] sont une illustration probante de cet état de fait. Ces créations mondiales sont vaillamment défendues par Daniel Kawka à la tête de l’Ensemble Orchestral Contemporain qu’il a fondé il y a vingt-cinq ans, et qui accueille ce soir en ses rangs trois élèves des disciplines instrumentales classiques et contemporaines du CNSMD : Rozarta Luka parmi les violons, Nicolas Arsenijevic aux saxophones et l’accordéoniste Vincent Gailly.

Né en 1992 à Buenos Aires, Alex Nante est le plus jeune des créateurs réunis. Après des études en Argentine, il perfectionne son art en France, auprès de Daniel D'Adamo et Stefano Gervasoni. Il bénéficie également de l’encadrement de la Fondation Péter Eötvös, à Budapest. À l’issue de son passage dans la classe de Claude Abromont, ici-même, il obtient un prix d’analyse musicale. Estrella de la mañana (Étoile du matin) pour soprano et ensemble consiste en huit chansons imaginées à partir du recueil éponyme de Jacobo Fijman, paru en 1931, peu de temps après la conversion du poète argentin à la religion catholique, fasciné qu’il est, à la suite de poussées délirantes comprises comme des crises mystiques durant lesquelles il peint beaucoup, par une foi d’inspiration médiévale. À partir de 1942, l’aliénation mentale nécessite des séjours réguliers en institut psychiatrique, jusqu’à la fin des années soixante. Après une brève amélioration et un retour à une vie publique donnant lieu à la reconnaissance littéraire, Fijman s’éteint en 1970, à l’âge de soixante-douze ans.

Au soprano Makeda Monnet sont confiés ces vers, dans une page qui, sans travailler le grand effectif, témoigne d’une indéniable maîtrise de l’écriture orchestrale. À l’harmonie errante des premiers pas (Las noches de mis días) succède une manière mélodique qui côtoie les fantômes de Britten (El ojo de la oración). Né dans un accord prolongé, le troisième mouvement (Corren las albas) affirme un lyrisme exacerbé. Enchaîné dans la résonnance campanaire du précédent, Soledad dichosa dessine un monde flottant, soutenu par une certaine emphase instrumentale. Cette inspiration nostalgiste, pour ainsi dire, se prolonge dans l’ostinato en surplace de Nacen y crecen, puis dans l’élégie violonistique de Sobre mis manos. Après la conclusion parlée de Corren las tierras (n°7), le cycle s’achève avec Tu alma canta, en regard du premier chant.

De deux ans l’aîné de Nante, Daniel Apodaka est né en terre basque espagnole, à Vitoria. Il est licencié de l’Escola Superior de Música de Catalunya, à Barcelone. Au CNSMD de Paris, il poursuivit sa formation auprès de Stefano Gervasoni, Yan Maresz et Oriol Saladrigues. Avec l’opus donné aujourd’hui en première mondiale, il se penche sur un livre de Manuel Rodeiro, Una línea en el horizonte (Une ligne à l’horizon), dont un chapitre « traite d'un mythe centré sur un personnage monstrueux et singulier qui finit pour dévorer le protagoniste. La pièce présente ce personnage surnaturel dans une atmosphère magique articulée par les vagues, la respiration, le scintillement du phare ou les lumières de l'aube », précise le compositeur (brochure de salle). Une méditation héritée de Morton Feldman absorbe l’oreille aux confins du silence. À ce presque-rien s’ensuivent des harmoniques d’une discrétion inouïe. Le minimalisme extrême du geste compositionnel passionne d’emblée. Le pianiste opère à peine sur le cordier, une note de célesta propulse son insaisissable aura dans l’espace acoustique, tandis que la voix du soprano Amélie Raison est à peine dite, dans une écriture d’une délicatesse infinie qui contraste grandement avec le début du concert. Le silence laisse deviner une périodisation probable d’interventions toutes caractérisées par une confondante économie qui néanmoins agit résolument, chaque son prenant poids d’événement. Soudain un hurlement déflagrant du tutti rompt ce suspense souterrain, monstrueux selon la matière littéraire inspiratrice, décliné en quatre vigoureuses et définitives scansions. Après Suoni notturni découvert l’hiver dernier [lire notre chronique du 30 janvier 2019], Una línea en el horizonte scelle l’intérêt que l’on place dans la créativité de Daniel Apodaka [photo].

Né en 1989 à Kanagawa, Ko Sahara étudia dans les classes de composition de Keiko Harada, Toshio Hosokawa, Shin-Ichiro Ikebe et d’Ichiro Nodaïra, à Tokyo. Son cursus au CNSMD, où il suit le cours de Frédéric Durieux, commence en 2014. L’Ircam l’accueille en informatique musicale cet automne. De celui dont nous entendions Trois miniatures il y a deux ans [lire notre chronique du 3 février 2017], nous abordons le Concerto de chambre initialisé par une attaque franche et ferme, bientôt contredite par une inventivité timbrique très raffiné. L’instrumentarium en présence s’enrichit des saxophones et d’un accordéon qui fait figure d’avatar, ombre d’un traitement électronique ou d’un orgue, tous deux absents. « L’opposition entre définissable et indéfinissable, entre perception claire et ambiguë, entre sons instrumentaux classiques et sonorités complexes résultant des modes de jeu, sont des questions qui ont aiguillé mon travail pour la composition de ce Concerto de chambre. À ces questions s’ajoute le plaisir de confronter les interprètes à la virtuosité », explique Ko Sahara (même source). Entre machine à vent, harpe frottée, saturations et autres oxydations, une couleur spectrale se déploie peu à peu dans une pièce construite avec une rigueur exigeante, qui gagnerait sans doute à se resserrer dans le temps.

BB