Chroniques

par irma foletti

Das Rheingold | L’or du Rhin
opéra de Richard Wagner

Deutsche Oper, Berlin
- 9 novembre 2021
Donald Runnicles joue "Das Rheingold" de Wagner au Deutsche Oper de Berlin
© bernd uhlig

La production de Das Rheingold par Stefan Herheim [lire nos chroniques de Parsifal à Bayreuth, Eugène Onéguine, Rusalka et Die Meistersinger von Nürnberg] a été créée à la Deutsche Oper de Berlin en juin dernier, mais cette soirée est une première dans le cadre de la tétralogie donnée au complet, proposée trois fois cette saison. La vision de la scène complètement nue lorsqu’on entre dans la salle, avec seulement un piano et son tabouret, insinue le doute, mais l’impressionnante batterie de spots lumineux suspendus aux cintres ménage l’espoir. Le plateau s’anime, lumières allumées dans le théâtre, avec une image désormais vue maintes fois à l’opéra : celle d’hommes et de femmes qui portent des valises, évoquant l’exode ou la déportation. Cette foule silencieuse vient faire face au public et se balance gentiment en une douce swim dance, pour donner de plus en plus d’amplitude à leurs mouvements. L’ensemble se déshabille ensuite pour se retrouver rapidement en sous-vêtements ; on s’embrasse, en s’étreint, on s’accouple et l’on se moque d’Alberich habillé en clown.

Puis, les lumières s’éteignent en salle et le spectacle commence véritablement quand sonne le thème de l’or, le précieux métal étant matérialisé par une trompette. Un long voile sort du piano, agité en tous sens comme des vagues. Il en sort un immense vélum qui, suspendus par des pointes comme des cimes enneigées, matérialise le Walhalla, somptueusement éclairé par les lumières d’Ulrich Niepel. Avec deux grosses pommes dorées sur les seins, Freia sort également du piano, en compagnie de Fricka. On apprécie follement les deux marionnettes géantes figurant Fasolt et Fafner, une grappe de valises formant chaque visage et les bras s’agitant. On sourit et l’on pouffe de bon cœur devant de nombreux gags, quitte à parfois tirer Wagner vers Offenbach quand Froh déboule en lunettes noires et perruque blonde façon Patrick Juvet, alors que Loge est un diablotin à petites cornes qui allume des flammèches sur la manche de Froh, le pied de Donner ou la coiffe de Fricka. Parmi des amoncellements de valises, les Nibelungen sont des soldats allemands qui concluent leur marche militaire d’un salut nazi. Wotan et Loge ont le plus grand mal à retenir le bras qui se lève d’un Mime qui porte le nez et le chapeau de Wagner lui-même. On ne s’ennuie pas, en tout cas, à la vue de cette profusion de propositions visuelles, se terminant, après la sortie d’Erda par le trou du souffleur, en tenue de ville et partition en main, avec Wotan qui plante son épée dans le clavier, un arbre s’épanouissant au-dessus de l’instrument et recevant la projection vidéo des jumeaux à venir dans le ventre de leur mère.

Le niveau vocal est globalement très homogène et relevé, à commencer par les magnifiques Filles du Rhin Valeriia Savinskaïa (Woglinde), Arianna Manganello (Wellgunde) et Karis Tucker (Flosshilde), dont les qualités sont à apprécier aussi bien individuellement qu’en groupe. L’Alberich de Markus Brück ne démérite pas, mais manque d’un peu de noirceur et de profondeur dans le grave [lire nos chroniques de Die Frau ohne Schatten, Tiefland et La bohème], alors que les géants Andrew Harris (Fasolt) et Tobias Kehrer (Fafner) en font un usage impressionnant, quelques notes fixes puissantes pour le premier et une voix caverneuse pour le second… très prometteuse pour le futur dragon [sur le premier, lire nos chroniques de Parsifal ici-même, Das Rheingold et Siegfried ; sur le second, celles de Szenen aus der Leben der Heiligen Johanna, Der Rosenkavalier et Lady Macbeth de Mzensk] ! Le baryton Derek Welton compose un Wotan élégant et sonore, d’un grain noble, à l’élocution soignée, mais certaines notes dans l’extrême grave sont exprimées plus timidement [lire nos chroniques de Parsifal à Salzbourg, Les Huguenots, Lohengrin, Le prophète et Das Wunder der Heliane].

Du côté des ténors, Thomas Blondelle (Loge) projette très vigoureusement ses aigus, tout en possédant un registre grave d’une belle épaisseur [lire nos chroniques de Der fliegende Holländer, L’invisible et Parsifal à Strasbourg]. Ya-Chung Huang est bien le ténor à la voix concentrée et de caractère qu’on attend pour Mime. Le baryton Joel Allison (Donner) complète agréablement la partie masculine de la distribution, avec Attilio Glaser (Froh) [lire nos chroniques de Salome et de Die ägyptische Helena]. Annika Schlicht présente une Fricka puissante, véhémente [lire nos chroniques de Charlotte Salomon, Make no noise, Götterdämmerung et Parsifal à Munich], aux côtés de Flurina Stucki (Freia) que le metteur en scène fait surjouer à plusieurs reprises, bras écartés puis repliés sur son torse. Mais c’est Judit Kutasi qui éblouit le plus en Erda, dotée d’un instrument profond qui passe avec naturel, accompagné du vibrato idéal [lire nos chroniques de la Neuvième de Beethoven et d’Un ballo in maschera].

Directeur général du Deutsche Oper de Berlin depuis 2009, le chef Donald Runnicles construit une architecture solide et précise, laissant s’exprimer chaque détail de la partition [lire nos chroniques de Turandot, Peter Grimes et Die Walküre]. Certains courts passages sonnent de façon inhabituelle, comme la disparition à peu près totale des coups de marteaux sur l’enclume lors de l’arrivée de Wotan et de Loge au Nibelheim, ou encore certaines notes des cuivres moins longuement tenues. Mais ce sont là de petits détails qui ne gâchent pas le plaisir à écouter cette musique.

IF