Chroniques

par bertrand bolognesi

Der fliegende Holländer | Le vaisseau fantôme
opéra de Richard Wagner

Teatro Comunale, Bologne
- 13 mars 2013
der fliegende Holländer (Wagner) à Bologne (photo de Rocco Casaluci)
© rocco casaluci

Si le spectacle programmé est la reprise d’une production vue in loco il y a un peu plus d’une dizaine d’années, la soirée est bel et bien de première, fêtée avec la présence des caméras de la RAI, la télévision se faisant relais de l’événement. Conçue en 2000 pour le Teatro Comunale di Bologna où Yannis Kokkos, son auteur, signait également Don Carlo et Boris Godounov, cette mise en scène visita plusieurs scènes, dont celle de la Scala (2004), avant de retrouver les planches émiliennes.

Devant un rideau peint de diverses nuances de bleu, un bateau en modèle réduit siège sournoisement en touche gauche. Sous la battue diablement inspirée de Stefan Anton Reck, qu’on retrouve avec plaisir [lire nos chroniques du 6 novembre 2010 et du 28 avril 2005, ainsi que notre critique DVD de Daphne à La Fenice], la fosse s’anime d’une passion, effervescente, pour ainsi dire, dès les premiers pas de l’Ouverture. Quel feu ! La tension demeure ténue par-delà la juxtaposition du préambule, et ce jusqu’à la dernière mesure d’une représentation que le chef allemand rend haletante. Non content d’insuffler tempêtes, épouvante et malédiction, encore s’ingénie-t-il à faire entrer le sentiment dans les pupitres, comme en témoigne un premier duo Senta/Hollandais où les violons se font amoureux, littéralement, déjà guidés par la lumière de la rédemption à venir. Le soin du détail n’a d’égale que l’ampleur des tutti, d’une impédance précisément romantique.

Pour ce fliegende Holländer de l’année Wagner en Italie, Fulvio Macciardi, directeur artistique de l’institution, a réuni une distribution efficace qui peut s’enorgueillir de plusieurs choix heureux. De jeunes voix sont conviées dans des rôles qui leur conviennent parfaitement. Ainsi du ténor Gabriele Mangione qui offre un aigu facile au Steuermann, un aigu qu’il lance généreusement quoique dangereusement, aussi ; l’effet est « payant » dans l’immédiat, mais la stabilité de la phrase suivante s’en ressent. Principalement présent sur la scène bel canto, l’entrée du jeune homme dans le répertoire allemand s’affirme réussie et prometteuse. Le Finlandais Mika Kares n’est pas bien vieux, lui non plus : il campe un Daland royalement émis qu’il projette avec une facilité confondante, comme en témoigne la conduite de son phrasé. Seule petite ombre : une gestion du souffle par moment un rien aléatoire induit un aigu qui n’est pas systématiquement dans la note – léger désagrément d’un gosier qui peut-être ne dédaigne pas assez d’écouter son grave ?... Enfin, la Munichoise Anna Gabler a commencé sa carrière il y a une dizaine d’années, et aborda le rôle de Senta en 2009. Elle est une habituée de l’univers wagnérien, puisqu’elle a déjà chanté Elsa (Lohengrin), Frei et Ortlinde (Die Walküre), mais encore Gutrune (Götterdämmerung). Elle donne aujourd’hui une Senta confortablement respirée, fièrement impacté, dont la ligne s’édifie sur un médium magistral. Moelleux à souhait, le timbre voyage au gré d’un legato chaleureux.

Une couleur claire dans une ligne robuste caractérise l’incarnation d’Erik par le ténor hollandais Marcel Reijans, irréprochable. Avec une grande malléabilité de moyens qui autorise des demi-teintes indicibles, une expressivité inventive véhiculée par une remarquable homogénéité de l’impact d’un bout à l’autre de la voix, Mark S.Doss livre un Hollandais de grande stature, à l’assise noble. On entend une réserve puissante qu’il ne déploie jamais gratuitement, cultivant au contraire un art de la nuance tout au service du drame, avec une sensibilité raffinée, infiniment digne, qui fait du rôle-titre un personnage positif, en accord avec la mise en scène (nous y reviendrons). Concluons le chapitre vocal par le Coro del Teatro Comunale di Bologna, préparé par Andrea Faidutti : on en goûte la fermeté et la vaillance, le bel engagement musical et dramatique.

Peintre, décorateur, scénographe, enfin metteur en scène, Yannis Kokkos est de ces créateurs croyant en la beauté qui fait sens. Pour son Vaisseau fantôme, il a imaginé un jeu de miroir incliné, comme il en a le secret – pensez aux Troyens ou à Pelléas et Mélisande, il y a quelques années – dans une lumière bleutée sur fond blanc qui place d’emblée le regard dans le souvenir des toiles de maîtres nordiques de la fin du XIXe siècle, Krøyer et Willumsen en tête ; encore est-ce le Rügen de Caspar Friedrich qui point dans les bains verts du troisième acte. Les superpositions diaphanes du dispositif fascinent bientôt, des projections (vidéo d’Éric Duranteau et lumières de Guido Levi) aux éléments scéniques eux-mêmes. On voit le maudit monter de la cale sur le pont, dans une brume rousse, le gouvernail de l’Acte I se faire rouet au II, par exemple, ou encore l’équipage d’ombres surgir d’une noire mer – des raffinements qui montrent ce que Senta voit ou croit voir et qu’ignorent les autres protagonistes. Entre objectif et subjectif comme entre écume et nuages, la poésie de cette réalisation, reprise par les bons soins de Stephan Grögler [lire notre chronique du 29 janvier 2013], ravit le public. Les situations s’imposent, comme l’isolement de l’héroïne, ses extases hystériques, enfin la trappe « aquatique » qui disparaît sans qu’elle y puisse physiquement tomber, soustrayant sa légende, forclose, au commun : le vaisseau fantôme réapparaît en filigrane, comme pour inviter la salle dans son ultime béatitude. Une splendeur, assurément.

BB