Chroniques

par david verdier

Der Kaiser von Atlantis | L’Empereur d’Atlantis
opéra de Viktor Ullmann

Athénée Théâtre Louis Jouvet, Paris
- 24 janvier 2014
L'Arlequin d'Ullmann, dans Der Kaiser von Atlantis mis en scène par Louise Moaty
© nathaniel baruch

Le camp de Theresienstadt (en tchèque : Terezín) fut le lieu d'une des plus grandes falsifications concernant la réalité des conditions de vie de la communauté juive sous le nazisme. Afin de leurrer la Croix Rouge sur la réalité de l’extermination, un film de propagande y fut tourné afin de montrer le « bon traitement » d'une population majoritairement issue de l'élite intellectuelle et sociale des Juifs de Bohême-Moravie. Derrière le décor de carton-pâte, cette ville présentée comme idéale servait en réalité de plateforme de transit vers les camps d'extermination de Pologne.

Le compositeur Viktor Ullmann, né à Teschen, alors ville autrichienne, suivit les cours de composition de Schönberg avant de débuter en tant que chef des chœurs de l'Opéra de Prague que dirigeait Alexander Zemlinsky. Passionné par l'anthroposophie de Rudolf Steiner, l'auteur des Schönberg Variationen se fera libraire à Stuttgart et défenseur d'une philosophie consacrée, selon les termes de son inventeur, à « éduquer sa volonté, cultiver la connaissance, vivre le destin de son temps afin de donner à son âme une orientation de conscience, une sophia (sagesse) ». L'arrivée au pouvoir des nazis en 1933 le pousse à se réfugier à Prague où il trouvera un court répit afin de poursuivre ses activités d'enseignant, critique musical et compositeur. En mars 1939, l'occupation apporte son lot de restrictions et de persécutions, mais il poursuit l'écriture et ne l'interrompra définitivement qu'au moment de sa déportation de Terezín à Auschwitz où l'on perd sa trace.

Der Kaiser von Atlantis [lire notre chronique du 10 janvier 2006] voit le jour grâce à la collaboration d’Ullmann avec le peintre et librettiste Petr Kien. L'œuvre est inachevée et sa représentation censurée par les autorités du camp. Miraculeusement conservé, le manuscrit attendit 1975 pour être finalement joué. Le sous-titre – die Tod-Verweigerung : la Mort abdique – résume l'essentiel du livret sans pour autant rendre compte de la formidable inventivité littéraire qui le sous-tend. L'opéra ne comporte qu'un seul acte, divisé en quatre tableaux. Arlequin, incarnant le principe de la vie, et la Mort se plaignent de cette époque malheureuse dans laquelle ils n’ont plus de place. Les hommes ne savent plus sourire et ne respectent même plus la mort. L’Empereur Overall édicte un décret imposant la guerre entre ses sujets. Vexée, la Mort se venge en brisant son épée – les hommes ne pourront plus mourir. Abasourdi, l’Empereur constate que les exécutions publiques deviennent inutiles puisque les condamnés restent en vie. Il s’attribue l’octroi de la vie éternelle auprès de ses sujets. Nul ne se bat plus puisqu’on ne peut plus se tuer. Afin d'éviter l'anarchie générale, la Mort finit par convaincre l'Empereur de son utilité et l'action se conclut sur un choral mystique chantant les louanges de la grande faucheuse [lire nos chroniques du 26 novembre 2012 et du 30 avril 2006].

L'instrumentation très fruste trahit les conditions dans lesquelles l'œuvre vit le jour. À la faiblesse des effectifs s'ajoute l'éclectisme d'un saxophone côtoyant un harmonium, une guitare ou un hautbois… sans oublier le haut-parleur d'une radio. Il est impossible de saisir la musique d’Ullmann sans prendre en compte l'ensemble des contraintes liées aux conditions dans lesquelles fut composé cet opéra. L'assemblage bigarré entre musique populaire et savante est le socle esthétique d'une écriture volontairement peu grandiloquente et belcantiste. Entre cabaret viennois et club de jazz, on y croiserait volontiers le théâtre brechtien, mâtiné d'expressionnisme de bon aloi. Les emprunts abondent et se superposent parfois en un trompe-l'œil ironique, comme par exemple ces extraits de la symphonie Asrael de Josef Suk, mêlés à la transposition sur le mode mineur de Deutschland über alles, le choral luthérien Ein feste Burg ist unser Gott ou la citation de la Première Épître aux Corinthiens « Ô mort ! où est ton aiguillon ? Ô enfer ! où est ta victoire ? ». Entre rires et larmes, la présence d'un Arlequin sur fond de danse macabre et de Dies irae produit un kitsch assumé, entre onirisme et dénonciation glaçante d'une actualité métaphorisée.

Le livret brille d'une imagination virtuose qui donne envie de noter la moindre réplique, tant la densité des enchaînements est forte. L'art de Petr Kien rejoint la qualité graphique et littéraire des collages de Max Ernst, sur fond de références médiévales et désuètes. Lui-même victime de la barbarie nazie et déporté aux côtés d’Ullmann vers Auschwitz, son texte constitue une œuvre littéraire majeure, une survivance de ce qu'un artiste peut apporter de meilleur dans un moment de l'Histoire qui invite davantage au silence ou à la déploration métaphysique. Cette résistance héroïque est celle-là même dont parle Benjamin Péret dans Le déshonneur des poètes à propos de la nécessité pour la poésie de rester révolutionnaire afin de lutter contre toutes les formes d'oppression. Der Kaiser von Atlantis ne tire d'autre leçon que celle exprimée en ces termes par le poète français :

« Non, le poète lutte contre toute oppression : celle de l’homme par l’homme d’abord et l’oppression de sa pensée par les dogmes religieux, philosophiques ou sociaux. Il combat pour que l’homme atteigne une connaissance à jamais perfectible de lui-même et de l’univers. Il ne s’ensuit pas qu’il désire mettre la poésie au service d’une action politique, même révolutionnaire. Mais sa qualité de poète en fait un révolutionnaire qui doit combattre sur tous les terrains : celui de la poésie par les moyens propres à celle-ci et sur le terrain de l’action sociale sans jamais confondre les deux champs d’action sous peine de rétablir la confusion qu’il s’agit de dissiper et, par suite, de cesser d’être poète, c’est-à-dire révolutionnaire ».

On avait gardé de Louise Moaty le merveilleux souvenir du duo qu'elle composait sur scène avec Benjamin Lazar, notamment dans Pyrame et Thisbé de Théophile de Viau. Elle signe ici une mise en scène relativement sobre, ne cherchant pas à surligner le message implicite qui se dissimule derrière cette allégorie de la Mort et de la destinée des hommes. Un échafaudage central constitue le décor minimal que mettent astucieusement en valeur les lumières de Christophe Naillet. De vastes toiles de parachute s'animent grâce à un système de filins qui leur donne des formes abstraites et modifie l'espace.

La distribution est dominée par la présence et la prestation vocale de Pierre-Yves Pruvot en Empereur. La basse Wassyl Slipak compose avec talent une Mort cyclothymique et dépressive. Sébastien Obrecht alterne avec brio les rôles d'Arlequin et du Soldat. Les deux voix féminines – Anna Wall (Tambour) et Natalie Perez (Bubikopf) – négocient plutôt bien des rôles moins importants qui sollicitent cependant beaucoup le plan technique. Philippe Nahon dirige sans trop d'humour un orchestre de poche composé par les membres de l'ensemble Ars Nova, plutôt bien rôdé à cette musique si rare et si belle. Saluons cette heureuse initiative dont le succès est à mettre sur le compte de la programmation particulièrement ambitieuse du Théâtre de l'Athénée [sur Viktor Ullmann, lire notre chronique du 10 mai 2009].

DV