Chroniques

par bertrand bolognesi

Der Sturm | La tempête
opéra de Frank Martin

Saarländische Staatstheater, Sarrebruck
- 2 février 2018
à Sarrebruck, Lorenzo Fioroni signe "La tempête" de Martin d'après Shakespeare
© martin kaufhold

Douce et venimeuse, une oscillation sourd de la fosse sous un lourd rideau de bois plein dont un réverbère signale le blason : un dragon dévorant un homme. Dès lors, le ton est donné au spectateur, convié en pays de monstres et de chimères. À la tête du Saarländische Staatsorchester, Roger Epple, bien connu pour ses explorations réussies de répertoires rares, contemporains ou délaissés*, se lance dans une lecture résolument dramatique (dans la rigoureuse acception du terme) et infiniment nuancée de Der Sturm, « comédie lyrique enchantée » de Frank Martin (1890-1974).

Créé à Vienne en 1955, Der Sturm fut ne fut plus guère joué depuis.
Dans le parcours de Martin, il fait partie des opus de la maturité où il se situe entre Le vin herbé (1941) et Monsieur de Pourceaugnac (1963) [lire nos chroniques du 22 avril 2014 et du 28 janvier 2007]. Le compositeur suisse conçut lui-même le livret à partir de la version allemande de The Tempest de Shakespeare (ca.1611) par August Wilhelm Schlegel (1798). Il suit pas à pas l’original, ne faisant l’impasse que sur quelques répliques ou développements subalternes à l’argument et sur le mask du quatrième acte par lequel le dramaturge élisabéthain sacrifiait au goût de la cour. Avec cet éclectisme avisé qu’on lui connaît, Martin a élaboré l’œuvre dans une tradition lyrique enrichie des expériences de ses contemporains, avec lesquels jamais il n’embastilla sa facture.

Dans un souvenir schrekérien (on en retrouve les spécifiques miroitements de cristal), c’est Debussy qui s’impose comme influence principale. Le créateur convoque toutefois d’autres facondes : celles de Kurt Weill (certains élans héroïques et, surtout, les ensembles vocaux), quelques couleurs viennoises (avec un usage du Sprechgesang qui ne s’inscrit pas dans un principe dodécaphoniste), un menuet Renaissance (concertino de l’Acte III) et même des accents jazzy quand la dramaturgie l’y peut inviter (scènes des ivrognes, d’une étrangeté bien venue), sans oublier des citations à usage comique (marche nuptiale à la rencontre de Miranda et Ferdinand, hallali des chasseurs pour la tentative d’assassinat de Caliban-Stefano-Trinculo sur Prospero, etc.). L’auditeur venu à la rencontre d’arie et de numéros en sera pour ses frais : ici, théâtre et musique s’imbriquent si parfaitement (selon le modèle wagnérien) que l’admirable objet Der Sturm est à vivre dans sa globalité.

En à peine cent trente minutes, la pièce se concentre de leste manière qui, à plusieurs reprises, nécessite que la fosse en dise un peu plus que la scène. De fait, lorsque Prospero narre la perte de sa couronne et l’exil forcé, l’âpre et déchirant solo de violoncelle laisse entendre le désir de vengeance avant sa formulation verbale. Outre le choc des couleurs anciennes et modernes – un clavecin projette l’oreille en temps baroque quand un piano rythmique la propulse au music-hall, par exemple – le jeu surgit de l’orchestre, ciselé dans un effectif quasi-chambriste, fort tonique. Si Der Sturm ne dédaigne pas le sourire, voire le rire, l’urgence et le climat dominant de la musique désigne un drame philosophique et spirituel plutôt qu’un conte moral. Voilà qui n’échappe pas au metteur en scène ni au chef.

Der Sturm convoque une douzaine de chanteurs.
La nouvelle production du Saarländisches Staatstheater (dont la première eut lieu il y a cinq jours) est servie par une distribution adroite qui l’honore d’une maîtrise incontestable. Peter Schöne compose un Prospero de bon aloi, d’abord un peu tiède mais vite captivant. En Miranda, le mezzo-soprano Carmen Seibel apporte une lumière chaleureuse et bénéfique, porteuse d’espoir dans ce sombre univers où se conjuguent jalousie, trahison, convoitise familiale, revendication, vengeance, humiliation, naufrage, meurtre, etc. Le fluide et gracieux ténor de Roman Payer, qui commence dans un a cappella de toute beauté, donne un Ferdinand à la charismatique naïveté. La basse caressante et avantageusement projetée d’Hiroshi Matsui est idéale en Alonso (roi de Naples), de même que le ténor léger d’Algirdas Drevinskas en Antonio (roi de Milan). D’un aigu fulgurant, tout comme son incroyable mobilité sur scène, le ténor Sungmin Song campe un Trinculo très convaincant auquel Julian Younjin Kim donne efficacement la réplique, en baryton bien serti – ils forment un irrésistible couple de boitouts. Basse lyrique qui n’hésite pas à faire rocailler le grain solide de sa voix, Markus Jaursch livre avec superbe un Caliban aussi faussement terrible qu’il est véritablement stupide.

Contrairement à Thomas Adès qui, dans sa Tempest, confiait Ariel, l’impalpable esprit pour lequel un compositeur d’aujourd’hui pourrait fort bien imaginer de créer une voix synthétique qui en résumerait la présence sans le montrer, à un soprano colorature [lire notre chronique du 27 septembre 2004], le génie de Martin sollicite le chœur. Implicitement assimilées à ceux qui peuplent le lieu de l’action, les voix impeccables de l’Opernchor de Sarrebruck prêtent toute la richesse de l’écriture chorale à un Ariel omniprésent. La première apparition d’Ariel s’effectue dans la reprise vocale du motif miroitant du prélude orchestral. Avec la complicité de Katharina Gault pour la création des costumes, le metteur en scène Lorenzo Fioroni fait du chœur-Ariel une armada de domestiques 1900 de quelque villégiature chic, qui posent les draps à sécher près de l’arbre et mettent le couvert en amont du dénouement.

Regorgeant d’excellentes idées, sa production magnifie l’œuvre d’un grand pouvoir visuel, investi de signifiants à large spectre, vraisemblablement issus d’une imprégnation assidue de la pièce comme de l’opéra. Rideau levé, nous découvrons une table de banquet champêtre sur un promontoire sableux. La tempête interrompit le repas. Des photos de famille sont diffusées sur un drap, comme au cinéma de plein air, jeux de rôles de gamins dans des fêtes obligées où, d’ordinaire, ils s’ennuient. Ce préambule suggère à juste titre la rivalité entre Antonio et Propero enfants. Le décor de Ralf Käselau réserve d’autres surprises dont n’est pas des moindres la mobilité d’un sol à trois niveaux. Plus que marine ou côtière, c’est la houle des sentiments que montre le dispositif, en plus de l’invention de la grotte d’un bâfreur de poubelles, le sauvage Caliban (= cannibal, bien sûr). Cette intéressante creusée ouvre sur un monde bizarre de machines impossibles, de monstres et de lumière soufrée (André Fischer) où le facétieux rejeton de Sycorax revêt une énorme tête de lamproie.

Entre clowns d’aujourd’hui et hâbleurs de théâtre de foire, les scènes burlesques sont joyeusement assumées, sur l’île rendue confuse par la colère des vents. Outre de présenter des mouvements d’ensemble réglés au cordeau, la mise en scène fait côtoyer l’énigme. Ainsi des masques recouvrant les personnages centraux, second visage qui aplatit toute expressivité, à la manière des créatures en cours d’effacement vues chez Tadeusz Kantor. L’abandon de cette peau factice s’effectue toujours à un moment qui fait sens. Pour finir, les signes d’un évident vieillissement gagnent Prospero, à mesure qu’il se libère de l’aide surnaturelle d’Ariel. Le but atteint, l’heure du pardon est arrivée. « J’abjure cette rude magie »… seule demeure la prière. Saluons la belle réussite sarroise de cette Tempête passionnante !

BB

* Kurt Atterberg, Paul Dessau, Hans Gál, Detlev Glanert, Peter Michael Hamel,
Karl Amadeus Hartmann, Hans Werner Henze, Ernst Křenek, Josef Schelb,
Ernst Toch, Manfred Trojahn, Siegfried Wagner, Egon Wellesz, etc.