Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Frau ohne Schatten | La femme sans ombre
opéra de Richard Strauss

Salzburger Festspiele / Großes Festspielhaus, Salzbourg
- 1er août 2011
Die Frau ohne Schatten, opéra de Richard Strauss
© monika rittershaus

À quelques centaines de kilomètres de la terre natale du compositeur, voici que le Festival de Salzbourg donne cette Femme sans ombre, créée en 1919 à la Staatsoper de Vienne. Dans l’histoire de la prestigieuse institution, cette nouvelle production est la quatrième, Christof Loy, qui la signe, succédant à Lothar Wallenstein (1932/33), Günther Rennert (1974/75) et Götz Friedrich (1992). Disons-le d’emblée : comme trop souvent, le metteur en scène projette généreusement son univers intérieur sur l’ouvrage, conjuguant des motifs devenus tellement habituels qu’ils semblent des tics, sans grand discernement pour l’opéra qu’il est censé servir.

La question reste ouverte : un metteur en scène est un artiste, et il serait bien mal venu de réclamer d’un artiste qu’il ne s’empare pas d’une œuvre par l’interprétation ; cependant, à rendre méconnaissable ladite œuvre sans pour autant l’éclairer d’une révélation encore insoupçonnée, l’interprète se fourvoie. L’épreuve est sans conteste le maître-mot de Die Frau ohne Schatten ; de fait, Christof Loy s’évertue à une sorte de catalogue des épreuves de la vie d’artiste et de la vie mondaine, en une transposition qui n’est certes pas inintéressante en soi mais oublie loin derrière elle un opéra qui ne se laisse pas distancer si facilement. Quelque soit la pirouette, toujours le livret d’Hofmannsthal et la partition de Strauss s’imposent, et c’est bien plutôt la réalisation, pourtant fière de sa superbe, qui fait pâle figure. Aussi son auteur s’en est-il peu à peu rendu compte, s’enlisant dans ses systèmes paradoxaux, comme en témoigne la surenchère progressive dont il entend épicer une proposition avouée fade par sa démarche. Si la sensibilité est l’intelligence de l’artiste, pourquoi s’évertuer à autant se montrer intelligent au lieu de l’être ? Tchekhov appelait ses drames des comédies, mais Strauss ne nous semblait pas jusqu’alors avoir composé une galéjade en guise de conte. À la décharge du réalisateur encore faudra-t-il évoquer un phénomène qui se vérifie maintes fois dans l’étrange « marché » de l’opéra dont les décideurs commandent plusieurs productions au même moment à un seul homme [lire notre chronique du 25 juillet 2011] qui, humain rien qu’humain, s’épuise au fil de spectacles sans profondeur, par la force des choses.

Mise à distance, donc, du conte d’Hofmannsthal comme de la musique de Strauss, au long d’une représentation dont l’orchestre n’aura pas semblé assumer ce qu’on en attendait.

À la tête des Wiener Philharmoniker, Christian Thielemann profite en gourmand de l’exquise sonorité de chaque pupitre. Somptueux s’avèrent les traits chambristes, tous délicatement mis en exergue ; ainsi du solo de violoncelle de l’Acte II, sans doute le plus grand moment de la soirée. Mais aussi joli qu’en soit la ciselure, cette direction opère à court terme, soignant ponctuellement l’effet sans élan ni vision plus globale, jusqu’à donner à croire en l’absence d’un geste général qui aurait conscience du conte à dire. Tout s’y trouvant finalement trop cuit, le chef surcharge les saveurs calcinées par de nombreux rehausseurs de goût qui induisent un résultat maniéré, voire chichiteux. En résumé, Thielemann écoute trop l’excellent instrument qu’il mène, oubliant parfois les voix que, du coup, il couvre. Indéniablement, voilà une exécution brillante comme un sou neuf où le travail des timbres ne fait pas sens.

Reste les voix… et leur théâtre, naturel, essentiel !
Quoiqu’inégale, la distribution se montre efficace ; tout donne à penser qu’avec un autre travail scénique, elle s’en serait trouvée mieux à son aise. Parmi les nombreux rôles subalternes dont l’ouvrage fourmille, nous retrouvons avec plaisir Thomas Johannes Mayer en Esprit messager sainement ferme. La Voix du faucon bénéficie de l’agilité de Rachel Frenkel. L’on remarque l’Apparition du jeune homme que sert avantageusement Peter Sonn. Les trois frères du teinturier s’avère vocalement équilibrés : Markus Brück donne un Borgne attachant, Steven Humes un vaillant Manchot, tandis que le Bossu d’Andreas Conrad, lumineux, domine le trio.

Les grands rôles ne sont pas en reste, les couleurs vocales choisies correspondant, pour la plupart, aux caractères proposés. Ainsi du Barak onctueux de Wolfgang Koch dont la chaleur de timbre suffit seule à camper la bonhomie. De même Stephen Gould livre-t-il un Empereur de bonne tenue à qui l’on pardonnera un « Falke, Falke, du wiedergefundener… » un peu bas, tant la voix, large, se révèle facile par ailleurs. Phrasé généreux, présence écrasante, chant contrasté et inventivité expressive toujours en action, autant de qualités dont jouit la Nourrice de Michaela Schuster, parfaitement convaincante. Enfin, si l’Impératrice d’Anne Schwanewilms accuse un aigu heurté dans une ligne souvent raide, la Teinturière, en revanche, est sans doute LA voix de cette représentation : idéalement émis, confortablement projeté, remarquablement impacté et straussien en diable [lire notre chronique du 19 janvier 2010], le chant d’Evelyn Herlitzius investit une incarnation puissamment engagée dont on se souviendra longtemps.

BB