Chroniques

par pierre-jean tribot

Die Gezeichneten | Les stigmatisés
opéra de Franz Schreker

Salzburger Festspiele / Felsenreitschule
- 4 août 2005
Die Gezeichneten, opéra de Franz Schreker, au Festival de Salzbourg 2005
© bernd uhlig

En fonction depuis 2002, l'intendant du festival de Salzbourg, le compositeur allemand Peter Ruzicka, n'aura jamais convaincu la critique, alors que le public fidèle et huppé de la manifestation autrichienne jamais n'abandonna les chers fauteuils des vastes salles des rives de la Salzach. Pourtant, son grand mérite sera de rendre une place légitime à des chefs d'œuvres des compositeurs dégénérés, mis au pilori par les nazis. Ainsi le mélomane pu-t-il entendre, dans des conditions optimales et avec les meilleurs interprètes du moment, Der König Kandaules d’Alexander von Zemlinsky (en 2002), Die Bakchantinnen d’Egon Wellesz (en 2003) et Die tote Stadt d’Erich Wolfgang Korngold (en 2004).

Cette édition met à l'honneur Die Gezeichneten de Franz Schreker.
Chef d'œuvre lunaire d'un compositeur mort de dépit d'avoir été démis de ses fonctions de professeur à la Hochschule für Musik de Berlin par les fous hitlériens, Les stigmatisés connaissent certainement ici l'une de leurs plus belles productions, car le festival autrichien s'est attaché une équipe d'artirtes géniaux sous la conduite du grand Kent Nagano à la tête de son Deutsches Sinfonieorchester Berlin.

Les stigmatisés narre l'histoire d'Alviano Salvago, un noble génois du XVIe siècle, riche mais atrocement laid. Conséquence de sa frustration amoureuse, il entreprend la construction d'une Élysée insulaire, paradis de beauté humaine et artistique. Mais l'élite génoise masculine détourne le projet et s'y adonne à des orgies sexuelles en séquestrant les jeunes femmes de la ville à l'insu du maître des lieux. Vitelozzo Tamare, l'opposé bellâtre et arriviste de Salvago, est tombé fou amoureux d'une jeune femme, Carlotta Nardi. Mais elle résiste à ses pressantes avances. Séquestrée sur l'île, elle tombe amoureuse du laideron avant de tomber, hésitante, sous le charme de Tamare. Injustement accusé des enlèvements, Salvago tue le rival avant que Carlotta ne meure [pour une présentation plus approfondie de Die Gezeichneten, lire notre chronique du 18 avril 2004, à propos de la production de Stuttgart].

Partition complexe aux thèmes nombreux – la beauté de l'âme, la laideur, la jeunesse, la mort, etc. –, Die Gezeichneten, qui ne masque pas une influence wagnérienne, séduit d'emblée par une science de l'orchestration peu commune. L'écriture vocale et orchestrale est lumineuse, charnelle tout en étant raffinée et opulente. Le génie de Franz Schreker culmine dans un troisième acte ensorcelant, avec des scènes d'ensemble impressionnantes.

Programmée dans le toujours spectaculaire Manège des rochers, cette nouvelle production est limitée à un décor unique : une immense statue féminine brisée, œuvre du décorateur allemand Raimund Bauer. Les costumes esthétiques et somptueux d'Andrea Schmidt-Futterer servent la mise en scène dépouillée de Nikolaus Lehnhoff. La distribution exceptionnellement homogène est superlative, à commencer par la Carlotta féline et sensuelle d'Anne Schwanewilms. Vétu d'une robe féminine et de bottes de chantier, le ténor Robert Brubaker compose un Salvago brûlant d'intensité et de vérité psychologique. Michael Volle est déchaîné comme jamais en Tamare, alors que le grand Robert Hale impose un Adorno de grand style ; même si le timbre n'est plus éclatant, le baryton américain conduit son chant avec intelligence et classe. Les rôles secondaires sont tout aussi bien tenus, et l'on saluera la courte mais juste apparition du jeune français Guillaume Antoine en Pinelli.

Dans la fosse, Kent Nagano dirige avec une subtilité et finesse son orchestre. Le chef californien réussit à obtenir des musiciens berlinois une large palette de nuances, alors qu'il reste toujours attentif à maintenir la tension dramatique. Ce spectacle enregistré par les caméras sera diffusé le 26 novembre 2005 à 20h15 sur la chaîne allemande 3sat : on peut donc légitiment espérer une édition DVD de cette soirée hors du commun.

PJT