Chroniques

par bertrand bolognesi

Die schweigsame Frau | La femme silencieuse
opéra de Richard Strauss

Münchner Opernfestspiele / Prinzregententheater, Munich
- 30 juillet 2010
Mise en scène très enlevée de Barrie Kosky pour La femme silencieuse à Munich !
© wilfried hösl

C’est avec une certaine excitation que le spectateur français, quand bien même s’agirait-il d’un spécimen de cette sorte d’animaux communément dénommés critiques – grand merci de n’y voir point quelque allusion à la charmante toile de Von Max –, s’apprête à voir enfin la trop rare Schweigsame Frau conçue par Richard Strauss à partir de 1932 sur un livret de Stefan Zweig d’après Epicœne or The silent woman (1609) de l’élisabéthain Ben Jonson (dont le Volpone avait déjà inspiré l’homme de lettres autrichien quatre ans plus tôt). En effet, créé à Dresde le 24 juin 1935, non sans un incident diplomatique concernant l’affirmation sur l’affiche du nom du librettiste honni par le jeune pouvoir nazi, l’ouvrage ne devait gagner la scène française qu’en 1981 (Lyon). On ne comprend guère que cette comédie féroce et tendre dont l’argument et la musique concentrent le meilleur Strauss demeure méconnue chez nous. Imaginaire musical infiniment cultivé, heureuse inspiration et subtile maîtrise de l’art s’y conjuguent dans une forme qui renouvelle un néoclassicisme ainsi rendu personnel tout en osant une orchestration qui n’oublie pas les tragédies des débuts et regarde vers l’avenir (passage de cloches étonnamment moderne).

Aussi l’infatigable Kent Nagano ne se trompe-t-il pas en ouvrant la représentation dans un gracieux sotto voce, ciselant une exécution qui donnera tout son relief à la copieuse fosse ici convoquée tout en ménageantdes échanges quasiment chambristes d’une finesse indicible. Le chef en dessine précisément les motifs obstinés, fait dialoguer les traits solistiques, éclaire magnifiquement les tutti, offre une saine vitalité à l’exercice fort contrasté de ce pot-pourri gentiment bordélique (pardonnez-moi du terme). À cette excitation du spectateur évoquée plus haut répond, trois actes durant, le génial grouillement d’une fosse en perpétuelle effervescence dont les phrases individuelles sont toujours l’objet d’un soin amoureux, pour ainsi dire – fosse suprêmement élégante magnifiée par un Bayerisches Staatsorchester en grande forme qui ne cache pas son plaisir de donner Die schweigsame Frau dans l’écrin idéal du Prinzregententheater où eut lieu sa création munichoise, il y a soixante-trois ans.

Soirée réussie et particulièrement précieuse, donc, qui réunit un plateau vocal parfaitement efficace. On félicitera les deux basses Steven Humes, Farfallo généreusement sonore, et Christoph Stephinger, Vanuzzi incisif, le baryton aux riches harmoniques de Christian Rieger en Morbio, la ferme pâte vocale de la Gouvernante Catherine Wyn-Rogers, l’irrésistible incarnation d’Anaïk Morel d’une Carlotta tout juste descendue de la queue de ses vaches, sans oublier le parfait caniche colorature auquel se prête Elena Tsallagova (Isotta). Faut-il le préciser ? Les ensembles sont remarquablement réalisés.

Le quatuor de tête n’est pas en reste, avec l’excellent Barbier du jeune baryton biélorusse Nikolaï Borchev, d’une virevoltante agilité vocale (mais également physique) et sans manières pour autant, le véritable bonheur qu’offre à l’oreille la grande clarté et la musicalité accomplie de Toby Spence en Henry, livrant avec sa partenaire des duetti superbes, ladite partenaire, Aminta, n’étant autre que Diana Damrau, tout simplement lumineuse, qui use d’un legato exceptionnel en un chant d’une souplesse toute mozartienne. Enfin, saluons Franz Hawlata, célèbre baryton-basse né dans la vallée de l’Altmühl, à moins d’une centaine de kilomètres de la capitale bavaroise où il fit ses études et dont il honore depuis longtemps le fameux compositeur fêté ce soir : menant exemplairement sa voix dans un chemin à la fois égal et expressif, il campe à merveille ce barbon de Morosus auquel il sait prêter l’onctuosité induite par certains passages du livret.

Naturellement attachants, tous ces personnages le sont plus encore dans la délicate mise en scène de Barrie Kosky. Devant un fond de scène laissé nu, brut, une large estrade accueille la farce. La scénographie – décors et costumes d’Esther Bialas, ces derniers méritant qu’on en signale la somptueuse facture, révélée par les lumières toujours flatteuses de Benedikt Zehm – est réduite à sa plus simple expression et laisse régner le jeu en moteur essentiel. À l’horreur du bruit de Morosus répond la phobie des microbes dont souffre sa Gouvernante, chacun manipulant les accessoires de son toc (une bombe désinfectante pour l’une, un casque de marteau-pilonneur pour l’autre). Invité à rire dès l’abord, le public ne résiste pas à l’inénarrable arrivée de la troupe d’Henry où il reconnaît une foulede personnages d’opéra avec leurs attributs :Brünnhilde (casque ailé), Wotan (casque ailé itou, cache-œil et lance spécifiques), Tosca (ne manquant pas de minauder comme la Callas hors scène, en étroite robe rouge et diadème sur perruque noire bouclée), Rigoletto (bouffon immédiatement identifiable), Butterfly (japonaise), Lohengrin (avec son cygne en peluche), Escamillo (toréador), Boris Godounov (en manteau et tiare de tsar), Salomé (tripotant la tête coupée du prophète), mais aussi Octavian (Rosenkavalier), Falstaff, L’Empereur (Frau ohne Schatten), l’athlète de Lulu, les danseuses d’Offenbach, etc. Aussi n’économise-t-il pas ses éclats de rire lorsqu’on ajoute au vieillard une perruque en lui enlevant ses lunettes, l’indispensable cédant la place au superflu, etc. De fait, cette production infiniment inventive, toute concentrée sur le théâtre,est truffée de trouvailles légères bien que toujours chargées de sens.

Au scandale d’un mauvais tour vengeur succèderont la colère puis le pardon. Car enfin, pour avoir un neveu si férocement farceur, ce chenu-là ne manquera pas lui-même d’humour, s’esclaffant bientôt dans la bonne humeur. Soirée réussie, annonçai-je en préambule : grande soirée conviendra plus justement, que l’on rêve immortalisée par une captation DVD.

BB