Chroniques

par david verdier

Die Soldaten | Les soldats
opéra de Bernd Alois Zimmermann

Bayerische Staatsoper, Munich
- 31 mai 2014
Kirill Petrenko joue Die Soldaten (1965), l'opéra de Zimmermann, à Munich
© wilfried hösl

Ainsi donc – et pour la seconde fois dans la même saison –, la soldatesque de Bernd Alois Zimmermann d’après Jakob Lenz débarque sur une scène d'opéra… Dans un style et des moyens différents, la scénographie d'Andreas Kriegenburg agit avec la même ahurissante violence que la brutale proposition de Calixto Bieito à l’automne dernier à Zürich, reprise dans deux semaines à Berlin. Parler de violence à l'endroit des Soldats, c'est pointer une même volonté d’en faire un enjeu central exclusivement au service de la logique théâtrale. Le but atteint par l'un et l'autre de ces metteurs en scène vise à faire du spectateur le témoin d'un monde à la dérive et d'une civilisation à son crépuscule. Le choc intérieur produit par les deux scènes finales contraint à assister en apnée à deux versions putrescentes et abjectes d'une humanité totalement dissoute dans sa négativité. Cette seconde réussite prouve d'une manière éclatante que l'ouvrage ne se limite pas à des salles ni à des publics « spécialisés » (sans compter la preuve désormais établie qu'il ne s'agit pas d'un serpent de mer à la fois coûteux et impossible à monter).

Ici, Kriegenburg rétablit une disposition somme toute classique, tirant un trait sur le pari insensé de Bieito qui, en couvrant la fosse, obligeait les chanteurs à venir directement au contact du public pour lui cracher un venin hyperréaliste au visage [lire notre chronique du 4 octobre 2013]. Plus ordinaire (d’une certaine manière), ce théâtre-là n’est absolument pas conventionnel – ce qui semble être rétrospectivement le cas de la production d'Hermanis au Salzburger Festspiele [lire notre chronique du 20 août 2012 et notre critique du DVD]. Un rideau orchestral sépare la salle du plateau, ce qui amoindrit l'impact des voix. L'effet surround de la bande électronique doit beaucoup à l'ingénieux système de sonorisation disposé au niveau de la corbeille. Avec ce paramètre essentiel voulu par le compositeur, on décuple l'effet d'un effectif salzbourgeois pourtant pléthorique et débordant de tous côtés.

Pour affronter l'ouvrage par sa face la plus abrupte, la stratification des références musicales et socio-politiques prend pour modèle un chemin de croix en forme de Passion profane et hors de toute rédemption. La scène est occupée par une croix composée d'espaces clos et mobiles qui tiennent à la fois de cages de cirque et de prison pour cobayes de laboratoire. « Systématique », ce décor rappelle la production munichoise de Václav Kašlík et Josef Svoboda (1969), mais le travail d’Harald B.Thor est sauvé par la performance des acteurs et l'inventivité motrice de la de mise en scène, sans lesquels ses emboîtements coulissants eussent pu lasser. Le génie des éclairages de Stefan Bolliger contourne l'obstacle d'une certaine fixité, notamment par l'emploi de dualités de couleurs (rouge-vert pour la première partie, jaune-bleu dans la seconde). La lumière crée des jeux de volumes à géométrie variable, tout en isolant telle ou telle partie de la scène pour résoudre par la spatialisation l'impossible prolifération de lieux dans la pièce de Lenz.

Le motif de la croix-symbole s'inscrit dans la croix-structure, comme une sorte de mise en abyme à l'infini. Ce sont, par exemple, les chorégraphies des corps-svastikas des soldats à l'intérieur de la croix catholique – symbole d'une cruci-fiction dans laquelle s'anéantit toute prétention de pensée et de foi. La division de l'espace rappelle inévitablement les panneaux d'un triptyque (quelque part entre Matthias Grünewald et Otto Dix), le cadavre du Christ figurant dans le panneau inférieur tandis que les différentes actions se développent dans les espaces supérieurs comme autant de cercles de l'Enfer. La scène finale est construite autour du Pater Noster en forme de messe noire. Ce pandémonium grouille de références et de situations scéniques. Le regard cherche de tous côtés sans pouvoir saisir la démultiplication des motifs (meurtres, viols, exécutions, suicides etc.). Impossible de fixer sur un support vidéo l'effet de ces génuflexions hideuses et mécaniques ou bien encore cette fosse centrale qui sépare les hommes des femmes (comme la travée d’une église) et sert de fosse à ordures, fosse commune et d'exécution. La mise en scène traite le martyre de Marie par le dédoublement du personnage ; elle sort littéralement d'elle-même comme un démon intérieur et assiste à son propre viol. Là où Bieito concentrait sa focale symbolique sur la dégradation du corps de l'héroïne, Kriegenburg garde une distance métaphorique en la montrant humiliée et recouverte de sacs d'ordures, ou bien cherchant à s'enfuir et toujours rejetée par des bancs qui pénètrent l'espace comme des pénis ou des leviers de flipper.

Autre différence majeure : l'uniformisation des soldats par un maquillage expressionniste. Ici encore, l'animalité rejoint l'animosité (absence évidente d'humanité). On multiplie les gestes de prédation pour s'approprier des personnages rabaissés au rang d'objet. On saluera la capacité à juxtaposer des éléments qui prennent sens progressivement, souvent par le biais de leur incongruité même. Ainsi la présence sucrée des Beatles en costume pastel jurant avec les uniformes noirs de la SS et les corps torturés, ou la variation autour de la poupée de porcelaine, avec robe à carreaux, et la poupée vaudou lorsque la sœur de Marie lui plante des aiguilles dans le corps et se crève les yeux. Peu de baisses de tension, hormis peut-être la scène du café d'Armentières, traitée frontalement, avec un groupe de percussions trop isolées et insuffisamment étoffées pour remplir convenablement l'espace acoustique. On pourra également trouver que l'apparition de l'Andalouse n'a pas scéniquement la force que lui confère la partition. Elle n'attire pas l'attention, si bien qu'on ne retient que la présence du jazz combo à l'étage supérieur.

Le plateau vocal est d'une homogénéité et d'une tenue stupéfiantes, effaçant les limites traditionnelles entre les rôles principaux et les autres. Seuls les hommes semblent volontairement moins exposés, comme si la mise en scène les soumettait à la perversité des femmes. Le Wesener de Pavel Daniluk joue de veulerie et de faiblesse morale face à l'étonnante Hanna Schwarz en vieille mère hystérique et possessive inévitablement habitée par le souvenir qu’on garde de sa Fricka. Heike Grötzinger est son double incestueux dans la relation imposée à Stolzius. Le baryton hongrois Michael Nagy signe une incarnation remarquable du fils soumis qui entraîne dans la mort celui qui a souillé sa fiancée. L'émission sonore et la précision dans les sauts de registres inscrivent la performance parmi les plus belles réussites de la soirée.

Supérieure pâte vocale au grain resserré, la Comtesse de Nicola Beller Carbone domine la grande scène avec Marie. Alexander Kaimbacher est un jeune Comte possédant de fiers contrastes expressifs et un medium doucereux. Le Desportes de Daniel Brenna et le Lieutenant de Mary de Wolfgang Newerla éloignent magistralement les limites de leur partie aux confins du cauteleux, rejoints au même niveau par l'Eisenhardt de Christian Rieger et le Pirzel de Kevin Conners. Okka von der Damerau dessine une Charlotte aux contours charbonneux, la voix presque caverneuse renvoyant à la dislocation mentale, en parfait contraste avec sa jeune sœur. Avec cette prise de rôle, Barbara Hannigan signe une de ces plus belles performances. Sidérante dans ses chatteries d'enfant perverse, sa Marie multiplie une série d'agaceries hystériques que viennent ponctuer des temps d'arrêt, tels ce geste mécanique d'offrande sexuelle (bras levés, yeux au ciel), extatique. La couleur vocale joue sur une palette melliflue, un aigu complexe et chafouin poupée de cire – poupée de son(s).

La direction de Kirill Petrenko unifie et dimensionne le drame dans une perception remarquablement lisible et charpentée. Le chef russe obtient une raucité de timbres tout en allongeant les tempi et en jouant sur des attaques aux angles amoindris. L’Orchester des Bayerischen Staatsoper soutient brillamment les assauts d'une partition « impossible » et délirante. Le théâtre musical tel qu'on le rêve.

DV