Chroniques

par bertrand bolognesi

Die Soldaten | Les soldats
opéra de Bernd Alois Zimmermann

De Nederlandse Opera, Amsterdam
- 9 novembre 2010
reprise réussie des "Soldats" de Zimmermann par Willy Decker à Amsterdam
© klaus lefebvre

Après sa création mondiale à Cologne, en 1965, Die Soldaten ne connut guère de carrière internationale. L’opéra de Zimmermann, rendu célèbre dans le monde entier par le scandale qui accueillit sa première, devait gagner rapidement les scènes allemandes, de Düsseldorf, Francfort, Hambourg, Kassel, Munich, Nuremberg à Stuttgart – cette production d’Harry Kupfer visita l’Opéra national de Paris pour un seul soir de janvier 1994, ce qui ne constitue pas une entrée au répertoire – mais aucune autre cité européenne avant Londres en 1996, soit treize ans après les États-Unis (Boston, 1982). À Dresde, la Semperoper confiait l’ouvrage à Willy Decker. La mise en scène qu’il y signait en 1995 fut invitée par l’Opéra national des Pays-Bas (De Nederlandse Opera) en 2003, pour une vraie série de représentations qui marque donc une évolution dans le rayonnement de Die Soldaten. Le succès rencontré encourage l’institution amstellodamoise à programmer sa reprise.

Dans l’angoissante scénographie de Wolfgang Gussmann, génératrice d’une claustrophobie embryonnaire, Willy Decker limite rigoureusement l’espace, contrairement à son confrère David Pountney qui utilisait l’immensité d’une usine de Bochum pour ouvrir à l’infini la superposition des scènes [lire notre chronique du 11 octobre 2006]. L’extrême stylisation des décors autorise la succession et la simultanéité dramatique à la faveur d’une sorte d’abstraction quasi-suprématiste qui va se radicalisant au fil du spectacle. Puissant, profond même, le résultat conduit adroitement l’émotion par une distance paradoxale et crue, principalement véhiculée par le mouvement chorégraphique de Kimiho Hulbert sous la lumière volontairement peu flatteuse de Friedewalt Degen. À travers une direction d’acteurs au cordeau, Decker s’emploie à une narration fidèle de chaque évènement, plutôt qu’à un vaste panorama nerveux, pourrait-on dire. En ce sens, il s’éloigne judicieusement de l’ambitieuse démesure du compositeur dont la fosse et les chanteurs rendent assez l’audace. Aussi son travail paraîtra-t-il traditionnel à certains, quand nous préférons le qualifier de bonne foi. Loin de chercher à démontrer ou à choquer, le metteur en scène donne à voir par une honnête simplicité du geste comme du costume (Frauke Schernau), régi par un code couleur à la respectable lisibilité. De fait, le sujet est suffisamment violent sans qu’il soit nécessaire de forcer la dose : la pudeur subtile à oindre cette fort respectable production œuvrepar contraste, et le renoncement au XVIIIe siècle de l’intrigue comme à toute autre datation questionne souterrainement la brutalité universelle qui engendre putains et soldats sans espoir de réformer cette perpétuelle alternative.

En n’égarant jamais le public, la scène le concentre sur l’écoute, sans possibilité d’y échapper. Cet aspect de la soirée est renforcé par la lecture miraculeusement claire d’Hartmut Haenchen à la tête du Nederlands Philharmonisch Orkest. Pourquoi « miraculeusement » ? Il suffira de jeter un œil à la partition pour réaliser l’à-propos du refus colérique de Günter Wand, à l’origine de la réputation de Die Soldaten : à la réception d’un matériel si complexe, le chef du prestigieux Gürzenich-Orchester, oubliant son amitié pour Zimmermann, s’écriait « injouable ! »… Malgré l’effectif massif qui semble entrer difficilement dans la grande fosse, avec ses déraisonnables renforts de percussions, Haenchen s’illustre par l’exploit de ne presque jamais couvrir les voix et, plus admirable encore, de dessiner l’écriture avec une précision invraisemblable. Cette sagesse élégante n’omet pas les accents les plus tragiques d’un ouvrage dont seuls les rares moments de lyrismes passent à la trappe.

Si, dans cette ronde de marionnettes humaines, les personnages tiennent souvent de la figure, ils s’incarnent sans ambages dans la voix. Ici, le chant tient lieu de corps – corps qu’on tue, qu’on viole, qu’on vide, à la mesure d’une saine réappropriation du genre, par-delà l’ultra-mondanité qui en fait l’Histoire. Comme à Bochum, le rôle de Marie est souverainement assuré par Claudia Barainsky dont le timbre si particulier convient idéalement. Par nature, l’agilité diabolique du soprano surenchérit l’envergure tragique. On retrouve également la Mère de Stolzius de Kathryn Harries, solidement accrochée, et Frode Olsen en Wesener de poids. La Galloise Helen Field possède le soprano nécessaire pour une La Roche plus que crédible. On apprécie également le baryton suédois Urban Malmberg en Eisenhardt et Marek Gasztecki, basse charismatique en Obrist. Si Michael Kraus (baryton) convainc difficilement en Stolzius assez instable, Tom Randle livre d’un ténor facile un remarquable Desportes.

Lors des quelques jours passés au Salzburger Festspiele cet été [lire nos chroniques des 4, 5 et 6 août 2010], un bruit courut jusqu’à nos oreilles : l’édition 2012 du festival présenterait une nouvelle production de Die Soldaten ! Ainsi l’œuvre prendrait-elle enfin son envol ? À suivre…

BB