Chroniques

par laurent bergnach

Die Stadt ohne Juden | La ville sans Juifs
film d’Hans Karl Breslauer – musique de Günter Buchwald

Maison Heinrich Heine / Cité internationale universitaire, Paris
- 20 mars 2019
Günter Buchwald accompagne la projection de Die Stadt ohne Juden (1924)
© dr

Sans conteste, la vie d’Hugo Bettauer (1872-1925) pourrait faire l’objet d’un film passionnant. On verrait cette forte tête fuir le domicile familial à l’adolescence, changer de religion, s’engager dans l’armée autrichienne qu’il abandonne pour cause d’insoumission, perdre l’héritage paternel dans des spéculations hasardeuses, faire des allers-retours entre Vienne et New York, épouser une mineure en secondes noces… et tant d’autres choses jusqu’à rencontrer son assassin, sympathisant du parti nazi armé d’un revolver. C’est que le provocateur agace : journaliste, il dénonce des personnalités corrompues et défend des idées avancées comme dans Er und Sie (Lui et elle), hebdomadaire tourné vers l’érotisme ; écrivain – « de caniveau », pour ses détracteurs (Asphaltliterat) –, Bettauer aborde des thèmes sociaux comme le vol d’enfants (Bobbie, 1901), la prostitution (La rue sans joie, 1924) ou l’antisémitisme (La ville sans Juifs, 1922).

Un quart de million d’exemplaires vendus dès la première année font de ce dernier un succès de librairie assez conséquent pour intéresser le cinéma. Hans Karl Breslauer (1888-1965) en réalise l’adaptation réaliste dans une Vienne rebaptisée Utopia, mais peine à déplacer les foules à sa sortie, le 5 juillet 1924. Le film s’efface jusqu’à se perdre, d’autant plus efficacement que les copies en sont rares. Il réapparait à Amsterdam en 1991, version des années trente destinée à l’exportation et expurgée d’épisodes choquants pour ce que l’on vend comme une pure comédie, puis sous sa forme complète et originale à Paris, sur un marché aux puces, en 2015. La pellicule jaunie nécessite une restauration coûteuse (75 000 euros) qu’un appel aux dons permet de mener à bien. Directeur de la Filmarchiv Austria, la cinémathèque qui a sauvé de l’oubli ces scènes à valeur documentaires, Nikolaus Wostry commente ainsi une sentence qui n’était alors que satirique : « Il y a eu un apport considérable des Juifs à la culture nationale et, en même temps, on ne leur a jamais vraiment donné la possibilité de s’intégrer. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, l’Autriche s’est revendiquée de ce cosmopolitisme pour mieux se démarquer de l’Allemagne nazie et se présenter comme victime. C’était oublier que l’éviction et la spoliation des Juifs dans notre pays est allée encore plus vite qu’en Allemagne. Ils ont tout perdu et personne ne leur a demandé de revenir… » (Le Monde, entretien publié en novembre 2018).

Par son message prémonitoire et des drames personnels périphériques – la déportation du fils de Bettauer, celle de la scénariste Ida Jenbach –, Die Stadt ohne Juden est l’objet d’une attention nécessaire, auquel le ciné-concert donne une résonnance particulière. Quelques jours après la découverte d’un accompagnement orchestral signé Olga Neuwirth [lire notre chronique du 15 mars 2019], écoutons celui de Günter Buchwald, spécialiste du genre installé au piano, au sortir de mini-conférences – un rappel historique de l’antisémitisme depuis l’Antiquité, par Anja Lobenstein-Reichmann, puis une présentation du film, par Valérie Carré.

D’emblée, Buchwald oppose le calme de paroles tolérantes, glissées en vain à l’oreille d’un maire virulent, à l’agitation des riches dans les commerces et bastringues, à la frénésie de foules énervées par une crise boursière dont les responsables sont tout trouvés – à l’époque, les Juifs fuient en masse la terre bolchévique et, derrière eux, « des cadenas muets pendent sur les échoppes », comme l’énonce Isaac Babel dans Cavalerie rouge (1926). Il chopinise la tristesse des adieux. Surprenant le spectateur à la faveur de la pénombre, le musicien tire d’un violon voisin des accents de synagogue, des grincements (discours raciste en tribune) et des harmoniques (départ en train des proscrits argentés). Les plus démunis, quant à eux, prennent à pied le chemin de l’exil, nimbés de pizz’ à fendre l’âme. Mais l’archet devient taquin pour le retour à Utopia de Leo déguisé, intrépide à forcer la marche arrière de citadins tombés dans une précarité sans précédent – à la taverne, un bock pour trois symbolise autant cette misère que l’entre-soi. Des citations (Marche nuptiale, Für Elise, Ach! du lieber Augustin, If I were a rich man) viennent émailler une partition dont la version pour septuor sera jouée au Paramount Theater, à Seattle (États-Unis), le 15 avril prochain.

LB