Chroniques

par bertrand bolognesi

Die tote Stadt | La ville morte
opéra de Erich Wolfgang Korngold

Opéra national de Lorraine, Nancy
- 9 mai 2010
à Nancy, Philipp Himmelmann met en scène Die tote Stadt de Korngold
© opéra national de lorraine

S’il est une œuvre du répertoire post-wagnérien viennois à rencontrer encore des difficultés à s’imposer sur nos scènes, c’est bien Die tote Stadt, vue il y a une dizaine d’années à Strasbourg [sur cette production, lire notre critique du DVD], puis à Bastille cet automne [lire notre chronique du 9 octobre 2009]. Face à un sujet à la fois riche et relativement aisé à traiter, imposant un onirisme somme toute moins complexe que celui de beaucoup d’autres ouvrages, face, surtout, au regain d’intérêt dont bénéficie la production de cette période et, plus particulièrement, ce que les sbires d’un certain vilain petit bonhomme à moustachette dénommèrent l’Entartete Musik, on comprend mal la tiédeur de nos maisons d’opéra. Saluons donc l’Opéra national de Lorraine et son directeur Laurent Spielmann d’avoir su l’oser, et de l’avoir si pertinemment montée.

On rencontre rarement une distribution si adroitement choisie dans une œuvre peu jouée. Vocalement, cette première s’avère, dans l’ensemble, parfaitement probante. Clarté de l’émission pour le Comte d’Alexander Swan, robustesse du timbre et musicalité pour le Victorin d’André Post, solidité de la couleur du baryton André Morsch en Fritz, bel impact au ton franc du Franck attachant de Thomas Oliemans, très présent, enfin conduite intelligente de la voix dans le rôle principal, Paul montré ici idéalement maladif, de Michael Hendrick qui ne s’économise guère dans la partition tendue, copieuse et exigeante de Korngold. Côté dames, aucune déception, du soprano délicat d’Aurore Ugolin (Lucienne) et celui, plus pointu, de Yuree Jang (Juliette), à l’excellente Marietta de Helena Juntunen, phrasant magnifiquement cette musique qu’elle sert de moyens généreux avec autant de souplesse vocale que d’intelligence scénique, en passant par la remarquable Brigitta confiée, à juste titre, au chaleureux mezzo-soprano de Nadine Weissmann dont elle use avec un grand art de la nuance.

De Philipp Himmelmann, on se souvient d’un passionnant Rosenkavalier, Place Stanislas [lire notre chronique du 31 mars 2005], mais l’actualité récente affiche également une Calisto à Genève [lire notre chronique du 17 avril 2010]. Sa Ville morte se déroule dans l’écrin précieux et empoisonné de l’introspection, de l’angoisse, du deuil et d’une culpabilité survenant avec la prise de conscience de la mort (accepter la disparition, c’est un peu la tuer, au fond ; de même tâcher de se détacher de son souvenir en la fantasmant en un corps autre), d’un rêve occupant les trois quarts de l’opéra –entre la sortie d’une danseuse venue faire un petit bonjour et son retour quelques minutes après pour reprendre un parapluie oublié –, d’un rêve finalement salutaire puisqu’il aidera Paul à réinvestir le monde des vivants.

Le dispositif use habilement de deux niveaux où le veuf vit une passion faussement nouvelle, outrageusement (dans les deux sens du terme) érotisée, le songe lui donnant accès à des passages, déplacements d’affects et autres bouleversements intérieurs qui, tout soudain, s’éclairent au public. La sobriété du décor de Raimund Bauer donne libre cours à une direction d’acteurs précise, les costumes de Bettina Walter dessinant chaque personnage dans ses fonctions précises (la rigueur du pudique attachement de Brigitta, la sensualité intrinsèque de Marietta, etc.), tandis que la lumière de Gérard Cleven crée des auras, celle de la défunte dont le portrait envahit toute la largeur du cadre de scène – vidéo de Martin Eidenberg – n’étant certes pas des moindres.

Seule ombre au tableau : un travail de fosse insuffisant pour une écriture d’orchestre foisonnante, pour ne pas dire opulente, qui convoque un large effectif tout en requérant volontiers des talents chambristes dont il convient de soigner les échanges. Si, globalement, l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy s’en sort, malgré des cordes parfois approximatives, la baguette de Daniel Klajner ne parvient ni à dessiner une cohérence musicale ni à développer les subtiles moires inventées par Korngold dans son usage des timbres. À l’inverse, les contrastes de nuance s’avèrent plutôt appuyés, parfois lourdement. Au-delà de ces considérations, il est probable que le chef s’engage dans la voie de l’expressivité avant que d’avoir maîtrisé celle de l’expression.

BB