Chroniques

par bertrand bolognesi

Dmitri Chostakovitch | Symphonie en sol mineur Op.135 n°14
Ekaterina Bakanova, soprano – Dimitry Ivashchenko, basse

Marko Letonja dirige l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg
Palais de la musique et des congrès, Strasbourg
- 31 janvier 2019
Marko Letonja joue la Quatorzième de Dmitri Chostakovitch à Strasbourg
© gregory massat

Après avoir consolidé l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dans un style et un son qui lui sont propres avec un grand cycle Beethoven, la saison passée [lire notre chronique du 31 mai 2018], Marko Letonja engage cette fois les forces artistiques à lui être confiées dans une exploration, non exhaustive mais déjà vaste, de la musique de Dmitri Chostakovitch. Il y a tout juste une semaine, l’aventure commençait ici-même, au Palais de la musique et des congrès, où furent donnés deux opus tardifs du compositeur russe – la Symphonie en la majeur Op.141 n°15 (1972) et, dans le cadre de la résidence du violoncelliste Jean-Guihen Queyras pour l’année 2019, le Concerto en sol mineur Op.126 n°2 (1966). Huit jours plus tard, elle se poursuit avec l’intense Symphonie en sol mineur Op.135 n°14, fresque en onze Lieder tour à tour distribués à un soprano, à une basse et aux deux voix qui ont gagné un effectif assez étonnant puisque limité aux cordes et percussions.

Avant que de plonger dans cette puissante méditation sur la mort, arborant dès 1969 le principe d’un adieu, au temps de la maladie qui peut-être ne laissait point prévoir un quinzième numéro dans ce corpus symphonique, retrouvons le classicisme avec Joseph Haydn et sa Symphonie en la mineur Hob.I:49, conçue en 1768 et surnommée La Passione. Comme pour souligner, en jouant les Anciens, ce qu’ils possédèrent de surprise voire de modernité pour leurs contemporains, le chef slovène parsème ses programmes des œuvres de l’Autrichien – ainsi avions-nous entendu la Symphonie Hob.I:102 (1795) le soir de la première française d’Éclats d’alerte de Philippe Manoury [lire notre chronique du 29 novembre 2018].

Pourtant, au fervent expérimentateur volontiers souriant et détaché que l’on devine dans sa musique s’oppose, ce soir, un Haydn sévère. Une gravité généreuse, alimentée par une sonorité générale relativement grasse, caractérise l’élégance âpre, un rien hautaine, de l’Adagio initial. La haute tenue de l’interprétation est confirmée par la saine tonicité de l’Allegretto di molto, dépourvu de furie dans l’accentuation comme dans le contraste, mais projetée dans le vertige d’une rageuse virevolte qui jamais n’exclut tout-à-fait le jeu – un jeu d’enfants, où l’on touche au réel révélé par le sérieux du faire-semblant, impératif, que rehaussent des cors mâles et ronds. La grâce rigoureuse du Menuetto s’agrémente de subtiles mises à nu chambristes, dans une lecture à la fois discrète et naturelle. La fébrile urgence du Presto, dépourvue de frénésie et de raucité, convie une sorte d’austérité fiévreuse. Outre l’intérêt de l’interprétation et les indéniables qualités induites dans la formation nationale, ce prélude montre à quel point Marko Letonja, qui bouge à peine, dirige désormais SON orchestre, main dans la main avec chaque pupitre.

Venir écouter ici l’une des œuvres les plus funèbres de Chostakovitch, bien qu’achevée six ans avant la définitive Sonate pour alto et piano Op.147, dépasse l’intérêt avéré du programme, avouons-le. Venir entendre cette Quatorzième dans une ville où nous étions en décembre pour dire adieu à une amie très chère emportée très vite, trop vite, par une maladie cruelle, c’est lui rendre hommage. S’il est de coutume qu’un artiste dédie ce qu’il va jouer à la mémoire d’un disparu, le lecteur voudra bien autoriser qu’exceptionnellement le critique dédie son écoute à quelqu’un qui, depuis près d’une quinzaine d’années, assurait avec une efficacité complice, un engagement incomparable et une sensibilité évidente les relations entre l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg et les journalistes. À peine six semaines après ce choc terrible, tout mon être est tendu vers Viviane Andolfi qui aimait passionnément la musique et manque à tous ceux qui l’approchèrent.

Dans une désolation austère, sur un fil fragile, les cordes entament De profundis. Avec une évidence toute simple, la basse Dimitry Ivashchenko livre le poème de Federico García Lorca, dans une version russe – l’œuvre emprunte à des poètes d’expressions espagnole, française, autrichienne et russe, préalablement traduits dans l’idiome du composteur. À la douceur brute de ce premier mouvement succède l’autorité tragique de Malaguiña (Lorca) où l’on découvre la voix ronde, facile et souveraine d’Ekaterina Bakanova, en parfaite adéquation avec la lecture farouche de Letonja. Les deux chanteurs conjuguent leur talent dans les prestes récitatifs de Lorelei de Guillaume Apollinaire, d’après Clemens Brentano, fermement opératique. La grande expressivité générale de cette marche implacable profite de la richesse du timbre de Bakanova [lire notre chronique du 2 novembre 2018], irrésistiblement fauve, et de l’extrême fiabilité du chant d’Ivashchenko. La course s’envenime jusqu’au glas, terrible, puis une lumière vaporeuse, venue du très grave, descend sur la conclusion du poème. Un poignant thrène s’élève du violoncelle et, soudain, « Три лилии, лилии три на могиле моей без креста… », Apollinaire traduit par Mikhaïl Koudinov, « Trois grands lys sur ma tombe sans croix… », dans la bouleversante plénitude du soprano. À Augustin qui écrivit que chanter était prier deux fois, l’interprétation du Suicidé donne raison, partant que la ligne de la voix est admirablement contrepointée par le violoncelle, déchirant. Le retour du vers liminaire s’enfouit dans la profondeur de la contrebasse solo.

Toujours tiré des Attentives, « Celui qui doit mourir ce soir dans les tranchées… », ou « В траншее он умрет до наступленья ночи… » est effrayant, épouvante rythmique d’En garde, témoin horrifique de la Grande Guerre, atroce et scandaleuse, comme le crescendo obstiné du final. Sur une pédale d’archets une dame ironise sur son cœur qui vient de choir – « …ramassez-le donc ! » –, tandis que s’échinent les métallophones. L’OPS s’enfonce alors dans un recueillement indicible pour À la santé que la basse magnifie, quand les violons se font douloureusement lyriques. Après une sorte d’intermezzo entièrement pizzicato, remarquablement réalisé, la densité de la dernière strophe cloue l’auditeur dans la sombre prison où le captif demande pitié. Passé le rigoureuse rage de la Réponse des cosaques Zaporogues au sultan de Constantinople, sans appel (« …Ta mère fit un pet foireux / Et tu naquis de sa colique… », place aux vers du Pétersbourgeois Wilhelm Küchelbecker (1797-1846), décembriste qui connut le bagne – cette symphonique décidément littéraire fait voyager dans l’Histoire. Ô Delvig (О Делвиг) est l’élégie du poète défiant l’éternité, ici mue par une tendresse extrême. Sur l’aigu gelé des violons, Ekaterina Bakanova fond sa ligne avec celle des cordes pour Der Tod des Dichters (La mort du poète) de Rainer Maria Rilke, dans une désolation absolue. En duo homorythmique, les voix enflamment la Conclusion Schlußstück extrait du Livre des images du même Rilke (Das Buch der Bilder, 1902). Dans la nuit, le pas obéit à Три лилии, obsédant jusqu’au petit jour…

BB