Chroniques

par isabelle stibbe

Don Giovanni | Don Juan
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart

Festival d'Aix-en-Provence / Théâtre de l’Archevêché
- 3 juillet 2010
Bo Skovhus est le Don Giovanni de Tcherniakov au Festival d'Aix-en-Provence
© pascal victor

Qui est Don Juan ?
« Matamore de chambres à coucher », disait Mauriac, séducteur jamais rassasié de conquête féminines, libertin défiant Dieu, débauché sensuel bravant la morale conventionnelle, égoïste guidé par un désir, cynique insensible aux ravages qu’il provoque, pêcheur impénitent… Le mythe est si complexe que la fascination pour le personnage ne s’épuisera sans doute jamais ; philosophes, psychanalystes, écrivains, metteurs en scène ont encore de beaux jours devant eux pour en décortiquer les ambiguïtés. Homosexuel refoulé pour les uns, directeur général d’entreprise pour d’autres, les tentatives d’explications abondent, les visions s’additionnent, plus ou moins convaincantes.

Assurément, on ne classera pas celle de Dmitri Tcherniakov parmi les réussites. Tout au contraire : le metteur en scène russe qu’affectionnent les scènes lyriques [lire nos chroniques du 4 avril 2009 et du 8 septembre 2008] semble dépassé par le mythe au point de brouiller les cartes. On peine à comprendre ce qu’il veut faire de son héros : tantôt en proie à un ennui existentiel qui le rend aussi apathique qu’Oblomov, tantôt pris de pulsions frénétiques, tantôt affichant un large sourire à la Jack Nicholson dans Batman, son Giovanni manque finalement de densité et de présence. Affublé d’un long manteau, il traverse l’opéra comme égaré dans le décor unique imaginé par Tcherniakov : la bibliothèque de la maison cossue du Commandeur. Absent à la vie et donc au désir, le personnage peine à convaincre, d’autant que Bo Skovhus, son interprète, est en méforme : l’articulation est pâteuse et la voix étouffée.

Comme s’il n’arrivait décidément pas à s’approprier le personnage, Tcherniakov multiplie les inventions de son cru, ajoutant des liens familiaux que ni Mozart ni Da Ponte n’avaient prévus : Zerlina est la fille de Donna Anna, elle-même cousine de Donna Elvira, Leporello est apparenté au Commandeur et ainsi de suite. Qu’apportent ces jeux de généalogie ? Rien, non plus que le découpage à outrance de la chronologie. Projetés sur rideau noir, des indications temporelles « saucissonnent » l’action : cinq jours plus tard, un mois et demi plus tard, deux jours plus tard… Le metteur en scène aurait-il trop vu Damages ? Il ne manque plus que les fameux flash-forwards de la série américaine ! La dramaturgie s’étire, perd de sa force, brise le rythmes des récitatifs et conduit inévitablement à des incohérences.

Les femmes ne sont pas mieux loties : Elvira, Anna et Zerlina frisent constamment l’hystérie, chacune se pâmant à l’approche du séducteur qui provoque, sans même les toucher, déshabillages intempestifs ou soudaines crises de nerfs. Si encore les voix étaient remarquables ! Mais non : l’Elvira de Kristine Opolais est simplement correcte tandis que l’Anna de Marlis Petersen (qui n’est pas un vrai soprano dramatique) manque de justesse. Kerstin Avemo dispose d’un timbre intéressant, homogène dans l’aigu comme dans le grave, mais son interprétation de Zerlina s’affadit au fil de la représentation.

Au fond, seuls deux bonheurs font que cette production n’est pas tout à fait manquée : c’est, d’abord, Kyle Ketelsen, grand Leporello doté d’une voix éclatante et stable, d’un timbre riche, d’un chant libre et expressif, d’une grande présence et d’un réel talent de comédien. Le baryton-basse en vient à éclipser le rôle-titre et taille sa part d’applaudissements mérités. C’est ensuite le fin mozartien Louis Langrée qui, avec le Freiburger Barockorchester, trouve des couleurs et des phrasés intéressants tout en équilibrant le rapport entre fosse et plateau. Comme Tcherniakov, le chef veut se libérer des traditions, mais à l’inverse du metteur en scène il expérimente la source, s’inspire de la partition autographe. De là des décisions un peu surprenantes, telle sa demande à chaque musicien de choisir ses coups d’archet et sa respirations en fonction du geste, comme à l’époque de Mozart. Le résultat nettement convaincant.

IS