Chroniques

par bertrand bolognesi

Don Giovanni | Don Juan
opéra de Wolfgang Amadeus Mozart

Münchner Opernfestspiele / Nationaltheater, Munich
- 25 juillet 2016
© wilfried hösl

Le 31 octobre 2009, le public munichois découvrait une nouvelle production de Don Giovanni, alors confié à Stephan Kimmig qui abordait l’ouvrage en homme de théâtre des plus avisés. Kent Nagano, alors en poste, dirigeait cette première. Depuis, le Don Giovanni de Kimmig fut plusieurs fois repris, par diverses distributions, comme c’est l’usage.

Dans le cadre du Münchner Opernfestspiele de l’institution bavaroise, un cast d’exception s’en empare, sous la direction un rien timorée de James Gaffigan [lire nos chroniques du 18 juillet 2013, du 12 février 2015 et du 14 avril 2016]. Non dépourvue d’élan, la lecture du New-Yorkais s’avère si prudente qu’elle en devient lisse. On ne saurait reprocher au chef d’adroitement savourer la tendre musicalité des cordes du Bayerisches Staatsorchester, mais la joliesse de l’exécution contredit la trame dramatique qui, sans excès dans l’autre direction, ne souffrirait pas d’un peu plus de relief – saluons au passage Wolf-Michael Storz pour son soutien épicé des recitativi, au pianoforte.

Plateau vocal des grands soirs, disions-nous d’emblée.
En effet, avec le très directionnelle Zerlina d’Eri Nakamura, agile et joueuse [lire notre chronique du 19 juin 2015] et son fort efficace Masetto, le jeune Brandon Cedel à l’émission hyper précise [lire notre chronique du 28 novembre 2015], qui ne se contente pas d’afficher la robustesse barytonante nécessaire mais construit tout en nerf un personnage qui captive l’oreille comme l’œil. La riche couleur et la générosité de la projection d’Albina Chaguimouratova nous valent une Anna bouleversante, dont les atermoiements, musclés, envahissent la salle – étymologiquement, l’émotion c’est sortir de soi-même : le public du Nationaltheater s’absente dans les arie du soprano russe. A-t-on entendu Ottavio si nuancé, investi et positivement tendu que celui-ci ? En parfaite osmose avec la mise en scène, Pavol Breslik cisèle le rôle dans une dynamique d’une subtilité indicible, inscrite dans l’urgence du désir. Nous la saluions récemment pour son enregistrement mozartien [lire notre critique du CD] : Dorothea Röschmann livre une Elvira onctueuse dont la ligne s’impose en caresse impérative.

Quant aux trois basses ! À peine pourra-t-on reprocher au facétieux Alex Esposito de s’engager tant dans l’expressivité qu’il en malmène presque la musique – c’est là péché mineur, grandement dissimulé par l’irrésistible abattage de son Leporello [lire notre chronique du 18 septembre 2014]. Pimène ici, Hunding là, l’impressionnant Ain Anger se fait cette fois Commandeur, autorité judicieusement emphatique dont le grain profond et le souffle large font merveille. Bravo à la Bayerische Staatsoper de savoir réunir de telles voix ! Avec une souplesse bien à lui, une coloration toute au charme – dont son incarnation se repaît elle-même, dans la sérénade qu’il donne seul en scène, face au public, assumant ce donjuanisme narcissique qui consomme jusqu’à en crever, pourrait-on dire –, Erwin Schrott use d’un instrument avantageusement sonore avec une inventive faconde d’histrion, invitant le jeu dans le chant plutôt qu’associant l’un à l’autre sur des fils parallèles. Cette remarquable intégration signe un Giovanni sans foi ni loi dont l’incroyable douceur emballe chaque proie par le gosier

Avec Katja Haß pour le décor et Rheinhard Traub aux lumières, Stephan Kimmig installe Don Giovanni dans des docks où un lent ballet de containers rythme la succession de scènes. Outre qu’il offre de multiples espaces de jeu, intérieurs ouverts sur les noces, chambre froide où pend une barbaque de contrebande ou repaires douteux qui portent plus loin la contrainte de l’ouvrage à changer rapidement de lieu, ce dispositif sentant toujours un peu le crime entrave ingénieusement la démarche des protagonistes, condamnés à lever le pied différemment à cause des rails qui font glisser les réservoirs ; dans certaines situations, cette contrainte n’est pas du tout négligeable et fait son effet. Loin de s’en tenir à l’exploit scénographique, Kimmig a réglé au cordeau les relations entre chaque personnage qu’il a dûment construit. À commencer par ce Don Giovanni polymorphe – crinière frisée noire, flamenca, pour commencer, puis plate peroxydée, enfin brushing brin à mèche rebelle –, dont les constantes sont le col de chemise toujours relevé et les lunettes noires pour se mieux cacher, enfin la voix, véritable gagnante des joutes amoureuses qui, lorsqu’il prépare le festin de la statue, se laisse prendre à un pur moment de camaraderie avec le valet, sans fard, en marmitons rigolards : l’heure des signes de grande faiblesse cardiaque est amorcée.

Anna et Ottavio forment un couple intéressant dont est soulignée la contradiction, le différé : il faut d’abord venger le meurtre du père dont Ottavio finit par déchirer le portrait : on applaudit ses intentions d’une justesse exigeante. Le surgissement du Commandeur en évêque pour l’ultime cena, convoquant bientôt curés et militaires à constater la descente aux enfers, laisse songeur. La présence d’un vieil homme, tremblant nu à l’avant-scène sur le lever de rideau, accompagne toute la représentation, arborant quelques plumes pendant le bal, astiquant un flingue plus tard, sans vraiment observer, crée une invasion poétique de l’argument – remarquable Ekkehard Bartsch. De même le travail vidéastique de Benjamin Krieg, combat de lionne avec un buffle et passage à tabac d’un détenu, questionne le souci de vengeance et la prédation compulsionnelle, mais pas uniquement : ce Don Giovanni va plus loin que ce qu’on en dit.

BB