Chroniques

par bertrand bolognesi

Don Quichotte
comédie héroïque de Jules Massenet

Bregenzer Festspiele / Festspielhaus
- 21 juillet 2019
Spiderman dans le métro ? Non, l'excellent Quichotte de Gábor Bretz à Bregenz...
© bregenzer festspiele | karl forster

Dans sa soixante-septième année, Jules Massenet, perclus d’arthrite, s’attelle à la composition d’un nouvel ouvrage lyrique, dont le livret du fidèle Henri Cain s’inspire à la fois de la célèbre épopée picaresque de Cervantès (El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha, 1605-1615) et d’une pièce à succès de l’écrivain-cordonnier Le Lorrain (Le chevalier de la longue figure, 1904) – le musicien reprendra d’ailleurs à son compte le terme héroïque par lequel ce texte s’annonçait, non plus drame, chez lui, mais comédie. En moins d’un an, il achève l’œuvre, bientôt créée à l’Opéra Garnier de Monte-Carlo, alors à peine trentenaire (24 février 1910). À l’heure actuelle, il ne fait pas partie des titres les plus joués de Massenet [lire notre critique du DVD].

À force de lire beaucoup et de dormir trop peu, le fameux hidalgo vieillissant « se dessécha la cervelle de manière qu’il en perdit totalement l’esprit », nous avertit don Miguel. Il n’a pas échappé à Mariame Clément que l’incursion de la folie était toujours à l’opéra sujet à caution, en ce qu’elle peut susciter tour à tour l’effroi, la moquerie, la compassion, voire l’identification, nul n’étant à l’abri de quelque petit court-circuit de la sacrosainte raison. En plaçant dans la salle un comédien (Felix Defér) et en faisant commencer le spectacle par une vive altercation qu’on pourrait croire vraie, de prime abord, elle signale pesamment placer son interprétation dans l’enjambement de la frontière du raisonnable.

Avec la scénographe Julia Hansen, la metteure en scène française [lire nos chroniques de Rigoletto, Platée, La bohème, Hänsel und Gretel, Castor et Pollux, Les pigeons d’argile, Poliuto, Armida, Il ritorno d'Ulisse in patria et La Calisto] a conçu une production développant une idée par acte, intégrée dans l’image que le Quichotte porte sur lui-même, regard altéré par ses rêves de grandeur comme par son aspiration érotique. Après son éclat liminaire, qui s’enchaînait à une fictive publicité projetée devant la copie de trois rangs de fauteuils de la Festspielhaus de Bregenz où nous nous trouvons, le querelleur grimpe sur scène où le rejoint un figurant arborant l’exacte panoplie du Quichotte. Mise à distance de la préhension du public sur l’œuvre, ce second cadre s’ouvre sur un premier acte singeant un décor traditionnel, regardé par les acteurs en contrebas, eux-mêmes regardés par le spectateur. Le jeu oscille ensuite entre toile peinte et carton-pâte à l’étage et l’univers contemporain de l’avant-scène – dans une acception on ne peut plus sensible, s’agissant de cette contemporanéité précise où la représentation se déroule –, sacrifiant à un double surjeu, d’un côté les archétypes d’une ringardise convenue, de l’autre les sémaphores de notre aujourd’hui. Après une sérénade plutôt réussie, suivie d’un combat positivement croquignolesque (Ran Arthur Braun signe la chorégraphie des combats), le premier des cinq épisode est conclu.

Outre les changements de décor extrêmement longs entre les actes, la mise en scène souffre d’un manque de rythme fatiguant et d’une outrance qui lasse vite – la légèreté n’est pas au rendez-vous, le lecteur l’aura déjà compris, et, à onze heures du matin (le festival cédule à cette heure-là sa séance du dimanche), c’est aussi agréable et frais qu’une bonne douzaine de cuillérées de porridge au lever du jour ! L’Acte II nous montre la salle de bain de l’hidalgo, Sancho assis sur les toilettes à écouter de la musique au casque tandis que son maître se rase, se douche et bientôt se bat, brandissant brosse à ordure et couvercle du réceptacle aux fécales offrandes contre un ventilateur dont lui seul perçoit le danger et le gigantisme, le valet tentant en vain de juguler la fuite d’un lavabo déglingué. Le III se passe sur un quai de métro aux carrelages tagués, où survient Spider-Man – le Quichotte se voit en superhéros de BD –, affrontant une bande de racailles qui lui casse la figure, avant que son meneur (ne doutons pas un instant qu’il fallut beaucoup de bonne volonté pour dégoter si mauvais comédien...) se laisse subjuguer par l’audace et la prière de l’intrus, jusqu’à lui remettre le collier volé qu’il est venu chercher pour Dulcinée. Par un artifice simple, les blessures n’apparaissent qu’après le départ des brigands. Il est assez émouvant que Sancho, dont l’aspect change aussi en fonction des délires ici rendus nôtres, ne parvienne pas à soigner son maître. L’open space d’un bureau accueille l’Acte IV, animé par une Dulcinée-patronne qu’exaspère la cour assidue des employés. Plus timide, don Quichotte n’intervient plus directement : ses hallucinations le laissent s’admirer lui-même arrachant sa chemise sur un poitrail gonflé en tee-shirt Superman pour emballer la belle. Après qu’il aété la risée de tous, on le retrouve sur une toute petite scène d’autrefois, dans son costume d’époque, contre un arbre peint ; Sancho, désormais assimilé au querelleur du prélude théâtral, l’abandonne pour les gradins où part également Dulcinée, tels les songes abandonnant le mourant, placé très loin de nous par le dispositif en duplication des cadres de scène.

Assez peu convaincu par la posture alambiquée des transpositions de cette mise en scène séquentielle, encore l’est-on par la lecture souvent heurtée de Daniel Cohen [lire nos chroniques de Don Giovanni et Die Zauberflöte] qui, à la tête des Wiener Sinfoniker, brosse à gros traits l’œuvre de Massenet sans soigner les détails qui en font pourtant la saveur. À l’instar de la scène, la fosse se révèle écrasante. À l’inverse, la prestation des artistes du Pražský filharmonický Sbor, dirigés par Lukáš Vasilek, satisfait pleinement.

Il revient donc à la distribution d’honorer Don Quichotte, pénultième opéra créé du vivant de son auteur, les planches n’ayant abrité Panurge, Cléopâtre et Amadis qu’après le 13 août 1912. Non seulement les ensembles vocaux délicats du quatrième acte sont impeccablement réalisés, mais on remarque des rôles fort bien tenus. Ainsi du Rodriguez évident de Paul Schweinester, ténor léger déjà salué sur cette scène [lire notre chronique d’Amleto], du mezzo-soprano très présent de Vera Maria Bitter qui campe un Garcias gracieux, du soprano sûr et agile de Léonie Renaud en Pedro [lire notre chronique de Werther], pour les personnages secondaires. On retrouve avec beaucoup de plaisir l’excellent mezzo russe Anna Goryachova qui offre à Dulcinée un timbre tant sombre qu’impératif, doté d’une puissance efficace, tout en soignant la ligne de chant d’un onctueux legato [lire nos chroniques de Trois sœurs, La dame de pique, Salomé et Carmen]. Il faut cependant dire que la diction française demeure relativement difficile à cette artiste, ce qui n’est pas le cas de David Stout, robuste baryton dont le chant musical et nuancé, avec son bel air à la fin de l’Acte IV, sert idéalement la partie de Sancho [lire notre chronique de Figaro gets a divorce].

Enfin, l’incarnation du rôle-titre par Gábor Bretz est incontestablement LA bonne nouvelle du jour : avec une saine franchise d’émission, une projection confortable, un timbre riche et expressif, le baryton-basse hongrois, souvent applaudi dans nos colonnes, fait merveille [lire nos chroniques de Tannhäuser, Gurrelieder, Elektra, Faust et Lohengrin]. La musicalité, l’intelligence dramatique et le charisme, sans oublier un français presque parfait, font les atouts d’une grande signature lyrique.

BB