Chroniques

par gilles charlassier

Donnerstag aus Licht | Jeudi de lumière
opéra de Karlheinz Stockhausen

Opéra Comique, Paris
- 19 novembre 2018
"Donnerstag aus Licht" de Stockhausen à l'Opéra Comique (Paris)
© stéfan brion

Parmi les multiples horizons esthétiques et éthiques qui forgèrent un XXe siècle assoiffé d'absolu, dans les idéaux autant que dans l'horreur, on pourrait identifier celui de L'Œuvre Unique, héritage autant de la Gesamtkunstwerke wagnérienne que du Livre mallarméen. L'avantage de ces grandes utopies artistiques, qui se veulent définitives, est d'exercer une fascination autant sur les artisans que sur le public, où l'excellence élitiste se conjugue à l'ère de la communication de masse. Quand Stockhausen a décidé, à la fin des années soixante-dix, de ne plus se consacrer qu'à un immense ouvrage lyrique dédié aux sept jours de la semaine,Licht : die sieben Tage der Woche, il avait mis sur orbite le projet messianique qui hypnotiserait sa postérité.

En 1979, l'Opéra Comique donnait la création scénique de Jahreslauf, acte augural de Dienstag. Deux ans plus tard à Milan, La Scala étrennait Donnerstag, premier volet du cycle à avoir été achevé. C'est par ce même opéra que l'ensemble Le Balcon ouvre, salle Favart, son audacieux projet de jouer l'intégralité de la fresque sur sept ans, et dans différentes salles, au gré du génie de chacun des épisodes.

Si la cohérence dramaturgique héritée de Wagner se lit dans les leitmotive, identifiant les personnages, qui innervent Licht, constituant ce que l'on a appelé une super-formule programmatique, la forme ne se confit pas dans une unicité. Les trois actes de Donnerstag illustrent cette hétérogénéité, déployant la vie de Michael, projection du compositeur dans le symbole de l'Archange – dans le parcours du héros l’on reconnaîtra d'ailleurs plus d'une transposition autobiographique, entre l'autorité du père et la fragilité d'une mère qui finit à l'asile ou les voyages, dont la dimension initiatique nourrira l'évolution de Stockhausen [lire notre critique de l’ouvrage Comment passe le temps]. L'assemblage composite entre les collages d'un premier acte aux allures de théâtre musical, un deuxième tenant de la virtuose joute de trompettes – le plus dense et captivant – et un dernier s'accomplissant dans une hiératique et liturgique récapitulation, ne dément pas la continuité eschatologique du propos.

Le dispositif imaginé par Benjamin Lazar investit le plateau jusque dans son dénuement technique, sans que le résultat ne fasse procédé pour autant. Scène, salle et instrumentistes ne font qu'un. Les césures de l'espace théâtral à l'italienne sont renversées. Au delà de la désormais usuelle porosité entre spectacle et public, la soirée, préludée au foyer, se referme sur le parvis, avec les adieux cuivrés de Michael. Plus sobre que l'annonce pourrait en donner l'idée, la conception scénographique, réalisée par Adeline Caron, suit fidèlement les indications du compositeur lui-même, jusque dans la symbolique gestuelle et chorégraphique, transmise par Emmanuelle Grach. Les habillages lumineux de Christophe Naillet et vidéographique d’Yann Chapotel participent du magnétisme impulsé par la fascinante économie de la musique qui sous-tend ses successives métempsychoses variationnelles.

Traversant les catégories de la performance herméneutique, les incarnations principales se dédoublent, voire davantage, d'une voix à un pupitre instrumental – en particulier pour la transsubstantiation orchestrale de l’Acte II – mais également à un danseur. Michael apparaît ainsi sous la figure, juvénile et d'une fragilité touchante, de Damien Bigourdan au I, quand Safir Behloul prend le relais de la maturité au III, après la virtuose trompette d’Henri Deléger dans un amoureux entrelacs de rivalité avec le cor de basset d'Iris Zerdoud, image d'Eva entre les avatars vocaux de Léa Trommenschlager (au I) et Élise Chauvin (au III). Défiant le réalisme du genre, Emmanuelle Grach transmue Michael en pas, aux côtés de Suzanne Meyer (Eva) et Jamil Attar (Luzifer). Mais c'est le Luzifer puissant de Damien Pass, calqué au trombone par Mathieu Adam, qui domine la distribution, autant dans l'autorité paternelle, non exempte d'un soupçon de sadisme, que dans la puissante harangue du III où il crache son mépris des hommes.

Sans citer toutes les interventions plus ou moins secondaires, on s'attardera sur la paire de clarinettes d'hirondelles-clowns, Alice Caubit et Ghislain Roffat, ou des deux jeunes confiés aux saxophones, Darius Moglia et Éléonore Brundell, qui contribuent au foisonnement d'un deuxième acte nourri d'humour et d'émotions, que Le Balcon et ses partenaires de l'Orchestre à cordes du Conservatoire à Rayonnement Régional de Paris et d'Impromptu font vivre avec une gourmandise communicative, sous la baguette non moins habitée de Maxime Pascal, associée aux projections sonores de Florent Derex.

L'aventure portée par le chef français n'oublie pas de se faire missionnaire en impliquant, outre les formations estudiantines précitées, le Jeune Chœur de Paris, adolescents que l'on a vêtus de leur propre garde-robe, sans doute pour étendre au maximum l'espace dramaturgique afin de le confondre avec le réel même, célébrant alors les noces entre verticalité mystique et horizontalité social-naturaliste que Licht et Stockhausen appelaient de leurs vœux et de leurs notes.

GC