Chroniques

par bertrand bolognesi

Elektra | Électre
opéra de Richard Strauss

Winterfestspiele / Festspielhaus, Baden Baden
- 19 janvier 2008
© natasha razina

Très lié au Festspielhaus de Baden Baden, le Théâtre Mariinski a élu domicile en ses murs pour son Festival d’Hiver. Valery Gergiev est, depuis toujours, fidèle à cette maison qu’il a inaugurée en avril 1998 et dont il demeure l’invité privilégié. De fait, le public garde en mémoire son Ring donné ici même en 2003. Sans doute les esprits préserveront-ils également le souvenir de la découverte de trois productions pétersbourgeoises récentes pour lesquelles nous faisons aujourd’hui le déplacement : Jenůfa (Janáček), Der fliegende Holländer (Wagner) et, ce soir, l’Elektra de Strauss.

Il est extrêmement rare de rencontrer un spectacle également servi par les divers talents qu’il conjugue. Cette Elektra est marquante tout aussi bien par sa mise en scène, par l’interprétation de Gergiev et par une distribution vocale hors pair. Jonathan Kent situe cet épisode de la tragédie des Atrides – qu’on peut aussi considérer comme articulation de la plus vaste tragédie des Tantalides, en suivant scrupuleusement la logique des diverses malédictions divines – dans un palais Jugendstill éventré dont les oligarques de l’étage utilisent le rez-de-chaussée comme dépotoir.Là se sont accumulés divers éboulis et détritus, parmi lesquels se remarqueront les vestiges et débris précieux qui relient l’héroïne à son histoire, soit à son désir de vengeance. D’emblée, par le saisissant contraste entre ces deux zones bien distinctes – celle du grand escalier d’apparat, des dorures, de la ferronnerie et des moulures, d’une part ; de l’autre, celle de l’oubli, de ce que l’on soustrait à la vue, où l’on a rejeté la plus déterminée des filles d’Agamemnon –, la scénographie raconte le triomphe de la vérité.

Si les décors et les costumes magnifiquement réalisés par Paul Brown comme la crudité de la lumière cruelle de Tim Mitchell se font les complices efficaces d’une telle conception, une direction d’acteur dense et exigeante met en mouvement les destins, sans condamner les protagonistes qui, au fond, ne sont que des victimes. Voilà qui souligne judicieusement le ressort mythologique, jusqu’à rendre indifférent au bonheur comme au bien ou au mal un Egisthe moins repoussant qu’une coutume inepte le montre souvent – ne l’oublions pas : il n’est lui-même qu’un instrument engendré par Thyeste à sa propre fille sur le conseil d’un dieu. La logique particulière de ce terrible enchaînement de drames transparait jusqu’en la peur paralysante de la douce Chrysothemis.

L’investissement des chanteurs contribue à l’intensité de la soirée. Parmi les personnages secondaires se distinguent le soprano coloré de Liudmila Kanunnikova, l’impact évident et l’ample projection du mezzo-soprano Lia Shevtsova, ainsi que l’appréciable clarté du timbre d’Andreï Popov (ténor). Pour ce qui est des actants, Vassili Gorchkov campe un Egisthe sonore, quoiqu’un rien tremblotant. La gracieuse Elena Nebera, un peu engorgée sur les premières répliques, révèlera par la suite une fluidité de phrasé tout à fait satisfaisante. Le grave musclé, la grande égalité du timbre sur toute l’étendue de la tessiture, une pâte vocale généreuse et une présence scénique indéniable autorise à Olga Savova l’incarnation impressionnante d’une Clytemnestre compulsive et décadente. Soignant un personnage troublant de concentration, qu’on jurerait proche de la cassure, Vadim Kravets offre à Oreste un fort beau grain, une couleur séduisante mais jamais séductrice, le phrasé toujours superbe d’un chant d’une grande tenue. Enfin, Larissa Gogolevskaïa est une Electre bouleversante dont la voix envahit aisément la salle d’une rage effrayante. La pâte vocale est chaleureuse, le vibrato parfois copieux, dans une approche vaillante qui n’a que faire de s’embarrasser d’une ligne de chant et se voue entièrement à une brutalité dramatique d’une force inouïe.

Il va sans dire que Valery Gergiev insuffle à la représentation le meilleur de lui-même. Son interprétation se fait violente et ciselée, sans excès d’emphase, infléchissant les attaques de cordes dans une souple élégance, ménageant une couleur de bois d’une suavité presque douloureuse. Attentif à l’évolution dramaturgique comme à l’équilibre entre fosse et plateau, Gergiev ne couvrira jamais aucune voix, se jouant ainsi de la principale difficulté d’une partition à la lourde orchestration. Certes, la distribution associe des gosiers d’un même impressionnant format. Au-delà de cette remarque plus technique, l’inspiration de sa direction ravit l’écoute, accompagnant comme personne le récit du rêve de la reine adultère, par exemple, mais aussi l’identification de l’étranger, oiseau de malheur, en frère tant attendu.

BB