Chroniques

par bertrand bolognesi

Ensemble Sturm und Klang, Thomas van Haeperen
création mondiale de Propos recueillis de Jacques Lenot

Espace Léopold Sédar Senghor (Centre culturel d’Etterbeek), Bruxelles
- 21 mai 2016
création mondiale de Propos recueillis de Jacques Lenot à Bruxelles, 21 mai 2016
© florian chavanon

Une longue maturation mène des six Else Lasker-Schüler Lieder dédiés au contralto Emma Curtis en 2007 aux douze Propos recueillis pour ensemble de 2011 dont Thomas van Haeperen dirige aujourd’hui la création mondiale à la tête de Sturm und Klang. Tout d’abord, la quasi-retraite de Jacques Lenot dans le Gers, au cœur des années quatre-vingt dix. Sans doute le besoin de recueillement s’impose-t-il pour la première fois à ce moment-là : le compositeur s’éloigne d’une certaine agitation du monde qui heurte des deuils incessants. Un ami parisien lui rendant visite en ces plus paisibles terres lui offre Mon piano bleu, le dernier recueil d’Else Lasker-Schüler (Mein blaues Klavier), à peine quelques trois cents exemplaires publiés en 1943, qui venait de paraître en langue française (éditions bilingue, traduction de Jean-Yves Masson, Fourbis 1994).

Né en 1945, quelques jours après la mort de Webern, à la toute fin de la guerre, non loin des ruines de Royan qu’en allant à la mer il découvre enfant, Lenot est très tôt hanté par l’affaire allemande, si l’on peut dire, attirant effroi ou répulsive fascination qui attise son imaginaire et contrarie son apprentissage de la langue idoine. Les grands maîtres de la littérature germaine l’obsèdent, il se prend d’une passion éperdue pour Hölderlin et Rilke, entre autres. Les poèmes de Lasker-Schüler le séduisent sans induire une pleine préhension, un certain ancrage dans la culture juive lui échappant, comme ses énigmes plus ou moins ésotériques. L’imprégnation va cependant bon train, au fil d’une sorte de jeu effectué avec une amie traductrice hollandaise et polyglotte qui lui fait goûter la prosodie originelle du piano bleu.

Les années passent. Jaques Lenot franchit dans l’autre sens cet équateur qu’on appelle la Loire. Il écrit J’étais dans ma maison et j’attendais que la pluie vienne d’après la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce (Théâtre complet, tome III, Les solitaires intempestifs 1994), opéra bientôt créé au Grand Théâtre de Genève [lire notre chronique du 29 janvier 2007]. Désireux de faire un cadeau à Emma Curtis, son amie chanteuse, il se penche à nouveau sur Mon piano bleu dont il extrait six poèmes qui deviennent les Else Lasker-Schüler Lieder, après qu’une autre amie, genevoise, l’aida pour la prosodie allemande, puisque cet opus, pas encore rendu public à cette heure, est conçu dans le respect de l’original – une grande nouveauté pour Lenot qui a toujours craint de mettre cette langue en musique.

Puis surgit en librairie Secrètement à la nuit (traduction d’Eva Antonnikov, Héros-Limite 2011). Voilà qui n’échappe pas au musicien, alors convalescent d’une grave opération, mais encore à demi plongé dans l’obscurité forcée suite à un violent accident ophtalmique – plus que jamais lui parle la nuit. Secrètement à la nuit est le titre des pièces pour violon et piano alors composée, récemment enregistrées (à paraître chez L’Oiseau prophète), pianiste à laquelle il dédie dans le même temps trois nocturnes en solo : Mais l'ombre de la nuit, Lumière d'août et Schattenwelt.

Le 30 septembre 2011, Jacques Lenot met un point final aux Propos recueillis qui absorbent le matériau de Secrètement à la nuit (Nur dich, Ankunft, Heimweh, respectivement Propos n°10, n°11 et n°12), des nocturnes pianistiques (Mais l’ombre de la nuit, Lumière d’août et Schattenwelt, soit les Propos n°7, n°8 et n°9), enfin des Else Lasker-Schüler Lieder (n°1 à n°6 : Ein Lied an Gott, Letzer Abend in Jahr, Das wunder Lied, Gedentag, Abendlied et Ewige Nächte). Douze pièces pour douze musiciens et vingt-trois instruments, les vents ayant à changer sans cesse de medium (flûte, piccolo, flûte alto et flûte basse ; hautbois, cor anglais et hautbois d’amour ; clarinettes en si bémol, en mi bémol, en la, basse en si bémol et cor de basset ; basson, contrebasson), ce qui en peut rendre périlleuse l’exécution. Ces propos sont recueillis en ce qu’ils répondent à la nécessité de recueillement, celle de la fin de l’été 2011 et celle des années quatre-vingt-dix, la poétesse allemande reliant précisément ces deux périodes, croyons-nous, et re-cueillis en ce qu’ils sont cueillis une seconde fois, puisant en d’autres œuvres.

Cette saison, l’actualité du compositeur se révèle soutenue.
Après la création d’Il y a encore des chants à chanter au-delà des hommes (d’après Paul Celan) pour flûte, clarinette, alto, violoncelle et piano (2010) à Aix-en-Provence le 8 novembre, celles de Ce sont des cygnes, là-bas ? pour orchestre (2014) dans le cadre du festival Présences à la Maison de la radio [lire notre chronique du 14 février 2016] et du Quatuor à cordes n°7, le 21 mars à Genève [lire notre critique de l’intégrale discographique du Quatuor Tana, distinguée par notre rédaction], au disque nous découvrions Et il regardait le vent pour trompette et quatuor à cordes (2014) [lire notre critique du CD de l’excellent Raphaël Duchateau avec les mêmes quartettistes]. Rien qu’en cette troisième semaine de mai, ce samedi bruxellois des Propos recueillis fut précédé du récital de Winston Choi célébrant le soixante-dixième anniversaire de Jacques Lenot [lire notre chronique du 17 mai 2016] !

L’œuvre réalise une étonnante disparition, ce qui l’autorise à dire sans même parler. La prosodie allemande des poèmes du piano bleu fut révélée au compositeur par quelqu’un dont l’allemand n’était pas la langue maternelle. De là il écrivit ses Lieder pour une artiste britannique dont l’allemand n’était pas plus la langue maternelle. Ces successives traductions se poursuivent dans l’absence, les vers d’Else Lasker-Schüler habitant désormais ohne Stimme et ohne Worte l’ensemble instrumental d’où sourd le lointain – traduction absolue, jusqu’à la disparition du dicible.

Douze musiciens de Sturm und Klang conduisent l’écoute dans un chant sans cesse renouvelé, chacun s’emparant de la phrase ou d’une section dans une œuvre qui ne tient cependant pas lieu d’orchestration. Il ne s’agit pas non plus d’un tutti, mais bien plutôt d’un parcours à plusieurs solistes. Après que le premier violon ait enneigé de roses blanches du Propos I, la plainte obstinée du hautbois (Kristien Ceuppens) dispute au thrène de la clarinette (Philippe Saucez), ponctué des vains accents du violoncelle, le sommeil des astres à l’homme [qui] s’ampute sans raison de sa propre humanité du bref II. Il y a bien des merveilles dans l’ostinato presque luisant des violons (Claire Bourdet et Maxime Stasyk) du rapide III où déambule un basson hâbleur et désespéré (Emilia Zinko). Du IV le cor proclame l’âpre désarroi (Denis Simandy), « j’aimerais revoir ma mère bien aimée… », sur les flots grondants des cordes et du contrebasson, se propageant bientôt dans chaque pupitre en tragique jacasserie jusqu’au suraigu des violons, définitif. Les exquises sourdines du V, choral consolateur, accueillent ce moi seule du cor anglais ; de frêles harmoniques de cordes concluent avec l’asthme flûtistique.

Ewige Nächte (comprendre Nuits éternelles) déroge à l’écriture solistique avouée. Proprement hypnotique, cet insolent Propos recueilli VI (en ce qu’il s’écarte de la matrice vocale) convoque l’effectif dans une formidable scansion sérielle où les timbres se réinventent à l’infini. Ultime Lied, il fait figure de point d’articulation de l’édifice. Le violoncelle s’épanche (Catherine Lebrun) au VII dans un paysage de ponctuations farouches, soudain violenté par un intrusif babil de piccolo (Anne Davids) et de clarinette en mi bémol générant une sorte de jazz nègre qu’on pourrait croire berlinois : non, aucun figuralisme à chercher là, car si la poétesse connut la fête et la ville en ces années d’avant la tourmente, ce Propos emprunte à Hölderlin. Le thème triste du violoncelle revient pour un écho du premier motif, auquel répond le retour du déchaînement, commencé dans le grave où on l’avait laissé, dans une régularité de coucou fou. Tout en contraste, le VIII alterne aride gerçure des cordes et volubile vocifération des autres. Schattenwelt ouvre sa litanie dans le plus inconfortable de la contrebasse (Natacha Save), adroitement précarisée, litanie en relais, sur une pédale elle-même échangée dans le masque d’ombres dansantes.

Retour aux poèmes, avec Nur dich (n°10), non point chanté mais fragmenté dans l’espace instrumental chambriste qu’alerte çà et là une saturation de piccolo. L’attachement de Lenot à Lasker-Schüler dépasse la connaissance de sa poétique. C’est aussi l’amoureuse incorrigible, la Berlinoise extravertie, viveuse effrénée, moderne, irrévérencieuse, une exaltée qui, déjà sexagénaire, fuit l’Allemagne et parvint à survivre au pire, finalement terrassée d’une crise cardiaque à Jérusalem. Sa musique en retient l’atmosphère à la fois fantasque et nocturne. Le Propos recueilli XI laisse poindre les prémices de Ce sont des cygnes, là-bas ?, écrit trois ans plus tard, par-delà le chant étiré du violon. Le quintette à cordes ouvre l’ultime pièce, Heimweh, dont on retrouve les deux violons en obsessionnel maillage pianississimo qui happèrent notre oreille lors de la création partielle de l’œuvre [lire notre chronique du 8 octobre 2012]. Rehaussés par la trompette précise de Bram Mergaert, les vents défileront un à un dans la mélodie qui, en s’oxydant dans les cordes recouvrées, dont un fort bel alto (Dominica Eyckmans), s’éloigne vers un désert, noyée « dans le fleuve sacré ».

C’est près d’une heure de musique que Sturm und Klang vient de créer, dans une interprétation qu’on lui souhaite de renouveler, les Propos recueillis lui allant plutôt bien.

BB