Chroniques

par bertrand bolognesi

Europa Galante, Fabio Biondi
journal imaginaire de Chiara, violoniste virtuose de La Pietà

Innsbrucker Festwochen der alten Musik / Hofburg (Riesensaal), Innsbruck
- 24 août 2013
les lustres de la majestueuse Riesensaal à la Hofburg d'Innsbruck
© dr | riesensaal, hofburg d’innsbruck

Lorsqu’en 1718, à peine deux mois après sa venue au monde, des mains inconnues dépose Chiara à l’Ospedale della Pietà – fameuse institution religieuse vénitienne qui, depuis sa fondation en 1346, recueillait les petites filles abandonnées ou orphelines qu’elle éduquait comme membre de sa communauté, avec un enseignement général partagé par un conservatoire bientôt prestigieux –, rien n’indique qu’elle deviendrait une violoniste virtuose célébrée de toutes parts à propos de laquelle notre érudit Charles de Brosses s’exprima en termes élogieux. À douze ans, Chiara apprend le violon auprès d’Anna Maria, l’interprète privilégiée de Vivaldi. La gamine révèle de telles dispositions que son talent est bientôt connu. En quelques années commence pour elle une carrière de soliste avec l’Orchestre de La Pietà pour lequel Vivaldi et bien d’autres écrivent de nombreuses œuvres.

Illustrant on ne saurait plus fidèlement cette opinion selon laquelle la musique serait un accès au monde, Fabio Biondi a imaginé un journal musical de Chiara, recluse de l’âge de deux mois à celui de soixante-treize ans dans un couvent, et qui, grâce à la musique, a non seulement parfaitement perçu mais encore vécu les courants esthétiques de son temps, la transition de la manière baroque aux rigueurs classiques via le style galant à laquelle elle participa en tant qu’interprète talentueuse et de grand renom.

Vivaldi meurt à Vienne en 1741. La facture napolitaine faisant alors sensation à Venise, l’hospice engage Andrea Bernasconi comme professeur et compositeur. Nous sommes au cœur des années « galantes », style qui renonce à la complexité harmonique au profit de la « gentillesse » des mélodies, tout en donnant au soliste l’occasion de briller coûte que coûte, au fil d’extrapolations ornementales qu’on pourra dire « rococo ». De tels excès élucubrant et cette paradoxale volonté de simplicité ouvrirent la voie au classicisme.

Une Sinfonia de Bernasconi est au programme de la soirée (reconstitués par Fabio Biondi). Pour user d’une écriture relativement simple, l’Allegro est moins fantasque qu’on s’y attend. L’inflexion dolente de l’Andantino rappelle le ton de Pergolèse, son stricte contemporain et compatriote, tandis que le Presto enlève une virevolte follette, ici jouée à fleur d’archets, en nuançant les ritournelles comme du bout des lèvres.

Après avoir débuté toute jeune sa carrière avec la musique de Vivaldi, la Chiara de la maturité la poursuivit avec celles des « galants » au nombre desquels il faut compter Antonio Martinelli, professeur à La Pietà dès 1750 (et dans d’autres orphelinats comparables, partant qu’ils constituèrent une spécialité vénitienne, pour ainsi dire). Son admiration enthousiaste pour le talent de Chiara lui fit lui dédier toute une série de concerti à la cadence redoutablement alambiquée. Europa Galante (précisément !) en joue deux. Nous entendons d’abord le Concerto pour violon en mi majeur dont le Maestoso hérite encore de Vivaldi, par-delà son chant exagérément ouvragé, en dorures – plus encore que pour la majestueuse Riesensaal de la Hofburg, où nous sommes, cependant largement « expressive », c’est pour le Schäzlerpalais d’Augsbourg qu’il semble composé ! La cantilène alanguie du Grave fait place à un Allegro assez conventionnel. Vient ensuite le Concerto pour viole d’amour en ut majeur avec son Allegro brillantissime, un mouvement central surchargé puis sa conclusion… étouffante. Devenu le genre dominant du style galant, le concerto pour viole d’amour met en vedette les qualités de l’instrumentiste sans vraiment travailler l’harmonie.

Dans les années soixante, les musiciennes de La Pietà estimèrent insuffisants les moyens mis à leur disposition pour honorer leur art ; elles accusent l’enseignement d’avoir perdu en qualité et déplorent le piteux état de fonctionnement de certains instruments qu’elles ont à jouer. Si le mécontentement général valut à Chiara d’être nommée maître de violon en 1762, il conduisit également au licenciement du Pugliese Gaetano Latilla, représentant de l’école napolitaine, fortement critiqué par les jeunes filles en ce qu’il osait enseigner le chant sans être lui-même chanteur. En dépit d’un verni gracieux, sa Sinfonia en sol majeur vit le jour publiée en 1765, en pleine rébellion des élèves. Vigoureusement interprétée, elle annonce très clairement la période classique – les premiers opus de Mozart approchent d’un bon pas. Le Presto conclusif avance un contrepoint plus « sérieux », assurément.

Plutôt que de retenir un mouvement de Fulgenso Perotti, l’on se souviendra de la Sinfonia à trois Op.2 n°1 de Niccolò Porpora, ouvert par un Adagio délicatement nuancé que caractérise une modulation mélancolique. Mais aussi de la Sinfonia en ut majeur de Giovanni Porta dont on goûte à la fois l’inventivité harmonique et la verve rythmicienne, malgré l’acoustique résolument « aquatique » de cette fastueuse salle.

Enfin, Vivaldi demeure le grand vainqueur de menu, à travers sa Sinfonia en sol majeur « il coro delle muse » et ce frémissement idiomatique du compositeur (Allegro dansé), le clin d’œil Renaissance d’un luth en dentelle (Andante), la chaleur inimitable de son Finale. Quant au Concerto pour viole d’amour et luth en ut mineur RV.540, il fait ici figure de précurseur stylistique. L’exécution de ce soir souligne à délicatement la sonorité plus gracile de la viole d’amour, secrète, cisèle une canzonetta irrésistible dans le Largo médian, enfin assume avec grande tenue la gravité du dernier mouvement.

BB