Chroniques

par hervé könig

Europeras 1&2
opéra de John Cage

Staatstheater, Brunswick
- 8 décembre 2017
Isabel Ostermann met en scène Europeras 1&2 de John Cage au théâtre de Brunswick
© thomas m.jauk

Par une ironie du hasard, alors même que l’opéra de Francfort préparait la première espérée croustillante d’une commande avant-gardiste à John Cage, un incendie se déclarait dans ses locaux, créant d’abord un vent de panique, avant qu’on transportât vers la voisine Schauspielhaus tout le nécessaire de la représentation d’Europeras 1&2. De longue date préoccupé par le hasard, Cage s’en est peut-être réjoui, qui sait, lui qui, encore une fois à soixante-quinze ans, remettait sa nouvelle œuvre entre les mains de l’indéterminé.

« Depuis deux cents ans, les Européens exportent leurs opéras en Amérique ; aujourd’hui je les leur renvoie ! », affirmait-il pour présenter ses Europeras, cinq pièces regroupées en trois unités, présentées à Francfort (1&2, 1987), à Paris et Zurich (3&4, 1991), puis à New York durant l’été qui précéda son décès (5, 1992). À la fin du parcours, Europeras témoigne de sa volonté d’inscrire ses expérimentations dans le champ théâtral tout en éclatant les codes de la scène. Car pour Cage le théâtre fut toujours un laboratoire expérimental à investir du happening. Cette notion de performance semble refléter un rapport ambigu avec le monde comme avec la scène, avec l’art en général, pas seulement la musique. Dès 1952 avait surgi Untitled event, avec la complicité du pianiste David Tudor et du danseur Merce Cunningham. Un peu plus tard, le public découvrait 4′33″, le même pianiste signalant les trois parties de cette pièce silencieuse – en réalité, il s’agissait de faire entendre tous les bruits autour d’un silence de convention – en actionnant le couvercle du clavier. Déjà s’y trouvait questionné le rapport entre public et scène. Pousser le théâtre hors de ses conventions revient à pousser l’art dans la réalité, dans l’espoir que l’expérience artistique non codifiée conduirait à une libération du regard et de l’écoute. Pour ce faire, l’aléatoire est son allié, bien sûr. En tant que compositeur, sa démarche absorbe le théâtre comme ouverture sur la nature ; il les associe dans une pensée fondée sur l’appréhension de la vie sans les artifices de la représentation, directement héritée des transcendantalistes américains – Ralph Waldo Emerson (1803-1882), Frederic Henry Hedge (1805-1890), Samuel Gray Ward (1817-1907), [lire notre critique du CD Ivan Ilić], etc.

Dans la suite de Theatre Piece (1960), Europeras reconsidèrent a posteriori la performance et son rôle dans l’avant-garde. Ils réunissent divers objets trouvés dans l’opéra classique, à la disposition d’un artiste qui, en les maniant, s’affirme résolument américain mais encore anarchiste passionné. Pour Cage, l’anarchie permet d’inventer de nouvelles formes artistiques. Sous l’impulsion régénérante d’Isabel Ostermann, sa nouvelle directrice qui signe également cette mise en scène, le Staatstheater de Brunswick ose, avec un courage qu’il faut saluer, ouvrir son champ opératoire à l’une des œuvres les plus controversées de l'histoire musicale récente, Europeras 1&2 conçue pour dix-neuf chanteurs, orchestre et pendule assurant la coordination des voix et des musiciens du Staatsorchester Braunschweig. De nombreux personnages du répertoire lyrique sont convoqués (Papageno, Butterfly, Wotan, Leporello, Carmen, Rigoletto, etc.) ainsi que de nombreuses arie. Cependant, ces airs ne sont pas attribués aux bons personnages et l’orchestre joue quelque chose qui n’a strictement rien à voir avec ce qui est chanté. Durant deux heures et quarante-cinq minutes, la rencontre avec ce joyeux foutoir s’avère des plus déroutantes.

En se penchant sur les fondements du genre opéra, Cage a tenté de construire autre chose, une performance sur laquelle l’artiste n’a pas la main, soumise au hasard. À partir du Yi Jing, manuel chinois de divination élaborée à partir d’un système de signes binaires, il voulut transporter l’opéra en terre inconnue où le public perd les codes traditionnels. Évadés de leur contexte et détournés de leur emploi, selon la méthode énoncée plus haut, les extraits d’œuvres bien connus pourraient, selon lui, plonger le public dans une écoute spontanée et privée de la recherche d’un sens.

Le spectacle se joue sur un vaste échiquier (décor et costumes de Corinna Gassauer) où les machinistes travaillent à vue, côtoyant chanteurs, danseurs et figurants, mais aussi une girafe grandeur nature et une gigantesque autruche. L’humour est omniprésent dans les deux parties, la première se révélant un rien longuette, malgré tout. La vertu principale de cet OCNI (objet chantant non identifié) est de brasser tout un référentiel en chacun de nous. Une curieuse tendresse survient à l’égard des personnages mis en présence, comme cette Carmen à tête de zèbre ou la Reine de la nuit qui promène machinalement le chef d’Iokanaan dans une poussette. On pourrait citer de nombreuses situations bien plus drôles encore, mais l’expérience ne me paraît pas pouvoir se définir en tant que divertissement : il s’agit d’autre chose, qui relève de la mise à distance des us et coutumes de l’amateur d’opéra. Après le très beau Rivale de Lucia Ronchetti, applaudi avant-hier dans cette maison [lire notre chronique], Europeras 1&2 affirme une radicalité rafraîchissante !

HK